Syrie | Ahmed Al-Charaa pourra-t-il tenir longtemps?
Le nouveau prĂ©sident syrien catapultĂ© Ă la tĂȘte du principal pays du Levant Ă la suite de la chute vertigineuse de Bachar Al-Assad il y a seulement trois mois se trouve aujourdâhui face une Ă©quation pour le moins compliquĂ©e Ă rĂ©soudre.
Imed Bahri
Ahmed Al-Charaa, ancien djihadiste lui-mĂȘme, doit Ă la fois imposer son pouvoir Ă des factions islamistes qui sont lĂ©gion, peu disciplinĂ©es et dont certaines sont trĂšs violentes, les derniers Ă©vĂ©nements meurtriers dans la zone cĂŽtiĂšre Ă forte densitĂ© alaouite en attestent. Sâil ne parvient pas Ă le faire, câest le spectre de la dĂ©sintĂ©gration de la Syrie qui pointe. Et en mĂȘme temps, les troupes du nouveau pouvoir sont souvent confrontĂ©es Ă des embuscades tendues par des groupes armĂ©s liĂ©s Ă lâancien pouvoir qui veulent que le pays sombre dans le chaos Ă la fois pour se venger et pour montrer que le nouveau prĂ©sident est incapable de tenir le pays. Et comme si tout cela ne suffisait pas, le pays est dĂ©truit par quinze ans de guerre civile et se trouve Ă©tranglĂ© Ă©conomiquement. Ahmed Al-Charaa peut-il rĂ©ussir cette mission quasi-impossible?
Le magazine britannique The Economist indique dans un rĂ©cent Ă©ditorial que le temps presse pour le prĂ©sident syrien et quâil ne doit pas accaparer le pouvoir mais associer et impliquer les diffĂ©rentes parties pour prĂ©server lâunitĂ© de son pays.
Le magazine note que la Syrie a Ă©tĂ© le thĂ©Ăątre des pires violences sectaires depuis la chute du rĂ©gime de Bachar Al-Assad il y a trois mois et peut-ĂȘtre depuis les attaques chimiques sur la Ghouta orientale en 2013. Le pays qui ressent encore lâimpact de la trĂšs longue dictature et de la guerre civile et qui nâa pas encore pansĂ© ses plaies a reçu un nouveau choc. On estime que 800 personnes ont Ă©tĂ© tuĂ©es dans les zones cĂŽtiĂšres de la Syrie considĂ©rĂ©es comme le bastion de la communautĂ© alaouite Ă laquelle appartient la famille Al-Assad.
Le spectre de la désintégration
Les violences rĂ©vĂšlent le dilemme de la gouvernance de la Syrie : le pays restera-t-il un Ătat unifiĂ© avec un pouvoir concentrĂ© entre les mains dâun gouvernement central capable de faire rĂ©gner lâordre public, mĂȘme si le prĂ©sident Ahmed Al-Charaa est un ancien djihadiste dont lâengagement Ă inclure dâautres protagonistes dans le projet de reconstruction du pays est douteux? Ou bien les minoritĂ©s devraient-elles garantir leur propre sĂ©curitĂ© dans les zones oĂč elles vivent mĂȘme si cela se fait au prix de la dĂ©sintĂ©gration du pays?
Le The Economist note que les causes des rĂ©cents Ă©vĂ©nements restent floues, la meilleure hypothĂšse Ă©tant que des combattants de la minoritĂ© alaouite ont attaquĂ© les forces gouvernementales et des hĂŽpitaux le jeudi 6 mars 2025. En rĂ©ponse, les milices sunnites se sont prĂ©cipitĂ©es en convois dans les villages et les villes tuant des civils et incendiant des maisons. Comble de lâhorreur, des vidĂ©os ont montrĂ© que des civils Ă©taient obligĂ©s dâaboyer comme des chiens avant dâĂȘtre abattus.
The Economist estime que les milices sunnites sont probablement responsables de la plupart des meurtres. Certains pensent quâAhmed Al-Charaa nâest pas prĂȘt Ă limiter le pouvoir des extrĂ©mistes parmi ses partisans quand dâautres considĂšrent quâil a mis du temps Ă rĂ©agir aux Ă©vĂ©nements et que son gouvernement nâa pas le contrĂŽle de la situation. En tout Ă©tat de cause, les Ă©vĂ©nements violents dans les zones alaouites sont un signe de la dĂ©sintĂ©gration de la Syrie.
Dans le nord du pays, les groupes kurdes ont leurs propres poches. Dans le sud, dâautres milices, notamment celles dirigĂ©es par les Druzes, ont eux aussi une sphĂšre dâinfluence. Les puissances Ă©trangĂšres interviennent soit pour protĂ©ger leurs frontiĂšres du chaos soit pour saisir lâopportunitĂ© de contrĂŽler lâavenir de la Syrie. IsraĂ«l soutient les Druzes, la Turquie les groupes arabes sunnites et lâAmĂ©rique les Kurdes, du moins encore pour le moment.
MalgrĂ© quâelle ait soutenu le rĂ©gime dĂ©testĂ© dâAl-Assad, la Russie reste rĂ©ticente Ă rĂ©agir espĂ©rant conserver une certaine influence et peut-ĂȘtre lâaccĂšs Ă ses bases aĂ©riennes et navales.
Chef dâEtat ou chef de milice ?
Pour le magazine britannique, Al-Charaa a Ă©tĂ© jusquâĂ prĂ©sent dĂ©cevant. Son expĂ©rience prĂ©cĂ©dente consistait Ă diriger un rĂ©gime illibĂ©ral dans la ville dâIdlib par lâintermĂ©diaire de son groupe Hayat Tahrir Al-Cham. JusquâĂ prĂ©sent, il dirige la Syrie en tant que chef de milice. Il nâa pas respectĂ© les dĂ©lais pour former un gouvernement inclusif, publier une dĂ©claration constitutionnelle et nommer un organe lĂ©gislatif et il nâa montrĂ© aucun engagement envers les lois laĂŻques, ne faisant preuve que dâune faible tolĂ©rance.
Cependant, les dĂ©fauts de son gouvernement reflĂštent Ă©galement la faiblesse de lâĂtat syrien. Il ne dispose que dâun nombre relativement restreint de forces sous son contrĂŽle direct. Les diffĂ©rentes milices ethniques sont Ă©galement plus nombreuses et plus armĂ©es que lâarmĂ©e et la police.
La Syrie a besoin dâun gouvernement central capable de dĂ©lĂ©guer son autoritĂ© aux provinces. LâOccident doit lever les sanctions Ă©conomiques quâil a imposĂ©es pour punir le rĂ©gime odieux dâAl-Assad qui causent actuellement de graves difficultĂ©s financiĂšres Ă la Syrie.
RĂ©tablir la confiance
Toutefois, la responsabilitĂ© incombe Ă Al-Charaa. Cette semaine, aprĂšs les massacres, il a pris quelques mesures positives. Il a formĂ© des comitĂ©s pour enquĂȘter sur les violences sectaires et a signĂ© un accord pour intĂ©grer les Kurdes des Forces dĂ©mocratiques syriennes (FDS) dans les forces de sĂ©curitĂ© syriennes. Sauf quâil doit faire plus et son armĂ©e doit ĂȘtre purgĂ©e des extrĂ©mistes et davantage de modĂ©rĂ©s doivent ĂȘtre invitĂ©s Ă le rejoindre afin quâil ait le pouvoir de rĂ©agir et nâapparaisse pas comme un instrument dâun pouvoir sunnite. Il doit Ă©galement mettre en place des institutions et fixer un calendrier pour les Ă©lections qui rassureraient les Syriens sur le fait quâun gouvernement fort ne serait pas lâexpression de ce pouvoir strictement sunnite. Il faudrait donc dĂ©lĂ©guer davantage de pouvoirs aux rĂ©gions.
La reconstruction de la Syrie est une question de confiance. Si davantage de personnes croient en un avenir harmonieux, les chances dây parvenir augmenteront. Cependant, un autre massacre sous lâĂšre dâAl-Charaa pourrait mettre fin Ă son pouvoir et le pays implosera.
The Economist affirme que les Ă©vĂ©nements survenus le 6 mars ont transformĂ© lâouest de la Syrie en une «zone de catastrophe avec des cadavres jonchant les rues et des gens fuyant vers les forĂȘts ou vers le Liban». Le magazine ajoute quâAl-Charaa semble dĂ©chirĂ© entre son passĂ© djihadiste et son prĂ©sent de prĂ©sident en citant la vidĂ©o quâil a publiĂ©e le premier jour du soulĂšvement qui Ă©tait pleine de rĂ©fĂ©rences religieuses, incitait au conflit et louait «nos honorables combattants».
Cependant, pragmatique, et alors que les tensions dans le pays sâintensifiaient, il a habilement changĂ© de cap. Dans un deuxiĂšme discours vidĂ©o prononcĂ© deux jours plus tard, il sâest fait passer pour le chef dâune nation et non dâune communautĂ©. Pour la premiĂšre fois depuis son arrivĂ©e au pouvoir, il a nommĂ© des Alaouites Ă des postes de direction et les a inclus dans deux comitĂ©s: lâun pour enquĂȘter sur les actes de violence et lâautre pour rĂ©tablir la paix civile.
Maintenir lâunitĂ© du pays
Le lendemain, un accord a Ă©tĂ© annoncĂ© pour intĂ©grer les Forces dĂ©mocratiques syriennes aux forces de sĂ©curitĂ© gouvernementales. Il existe un possible accord avec les Druzes quâIsraĂ«l tente dâattirer. Le 11 mars, Al-Charaa a invitĂ© les imams Ă un iftar du Ramadan et les a exhortĂ©s Ă parler de lâĂ©galitĂ© entre toutes les communautĂ©s syriennes dans leurs sermons et cours religieux. Parmi les participants se trouvait son ami dâenfance, Cheikh Abu Al-Khair Shukri.
Le dĂ©fi auquel Al-Charaa est confrontĂ© est sa capacitĂ© Ă maintenir lâunitĂ© du pays qui, il y a une semaine, Ă©tait au bord de lâeffondrement. Les violences sur la cĂŽte ont rouvert des blessures sectaires quâil avait pourtant promis de guĂ©rir.
Le The Economist note, Ă ce propos, que les Alaouites Ă©taient Ă©galement effrayĂ©s car le directeur de la radio de Damas, nommĂ© par le nouveau pouvoir, a appelĂ© Ă les jeter Ă la mer. Les nouveaux dirigeants syriens ont considĂ©rĂ© la cĂŽte syrienne comme une zone militaire et de nombreux Alaouites ont fui cherchant protection Ă lâĂ©tranger et tentant de pĂ©nĂ©trer dans les bases russes.
Ă Damas et dans dâautres villes, les minoritĂ©s craignent que les djihadistes ne les prennent Ă©galement pour cibles. Le calme apparent dâAl-Charaa leur rappelle celui de Bachar Al-Assad. Beaucoup craignent encore que leur nouveau prĂ©sident ne soit quâun «terroriste» en costume.
Pour faciliter lâemploi et le logement aux sunnites, le nouveau prĂ©sident a dissous les anciennes forces armĂ©es, purgĂ© la fonction publique et expulsĂ© les anciens fonctionnaires de leurs logements de fonction. Comme dans le cas de la dĂ©baĂąsification en Irak, cela dissuade les minoritĂ©s de rendre leurs armes et alimente le soutien Ă la rĂ©bellion. Ce qui fait dire au journal britannique que satisfaire Ă la fois les sunnites et les minoritĂ©s est un dĂ©fi majeur et difficile Ă relever.
Si Ahmed Al-Charaa veut avoir le contrĂŽle sur les extrĂ©mistes, il doit mettre en place une justice transitionnelle. Il doit aussi veiller Ă ce que les Alaouites qui nâont pas participĂ© aux atrocitĂ©s de lâancien rĂ©gime retrouvent leur emploi et une vie normale. Pour rĂ©ussir sa mission, il a besoin dâargent quâil nâa pas actuellement en raison des sanctions.
Lorsquâil a pris le pouvoir, lâĂtat Ă©tait Ă court de main-dâĆuvre et sans argent pour payer les salaires, il devait encore faire face au problĂšme des partisans de la ligne dure qui dĂ©fiaient lâarmĂ©e et traitaient les minoritĂ©s comme des butins de guerre. En fin de compte, il doit partager le pouvoir avec les autres composantes du pays. Sans cela, il perdra la confiance nationale et la dĂ©tĂ©rioration de lâĂ©conomie aggravera ses problĂšmes.
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