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La stratégie de Kais Saïed de compter sur nous-mêmes pourrait-elle réussir ?

En décidant récemment de rompre toute collaboration avec le FMI, le Président Kais Saïed a pris le pari en notre nom à tous de compter sur nous-mêmes, non seulement pour rembourser notre dette extérieure et éviter ainsi le passage humiliant devant le Club de Paris pour négocier le rééchelonnement de notre dette publique, mais aussi pour relancer la croissance économique et améliorer le niveau de vie de la population, en particulier des catégories sociales à faibles revenus pour la défense desquelles il a cru bon de prendre cette décision. A-t-on une chance sérieuse de relever ce défi? Réponse objective d’un économiste universitaire basée sur les enseignements de la science économique et loin de tout discours populiste.

Dr Sadok Zerelli *

Il convient de faire remarquer dès l’introduction de cet article qu’il ne s’agit point d’une «stratégie», dans le sens où elle n’est pas basée sur une étude des potentialités de développement de l’économie nationale, une vision économique claire et un modèle de développement précis, mais plutôt d’un pari pris par notre Président en notre nom à tous,  qui ne résulte pas d’un libre choix mais qui nous est imposé par les circonstances que traverse notre pays : isolement diplomatique de plus en plus grand (qui se rappelle du dernier chef d’État qui nous a rendu visite ou du dernier voyage de notre Président qui boude même les sommets arabes et africains, alors que la Tunisie est directement concernée par ces sommets?), impossibilité pratique d’accéder désormais au marché financier international à des taux d’intérêt raisonnables, indifférence à notre sort des bailleurs de fonds multinationaux et bilatéraux, y compris des pays «frères et amis» ou qui se disaient comme tels, etc.

Les raisons de la rupture des relations avec le FMI

Ces raisons ont été analysées de long en large dans mon très long article précédent Le Président Kais Saïed a-t-il raison de rompre les relations avec le FMI ?»). Je les résume ci-dessous pour les lecteurs et lectrices qui n’ont pas lu cet article, car elles constituent le point de départ de celui-ci :

– La Tunisie, qui est membre depuis 1958 de cette institution multilatérale de financement, créée en même temps que la Banque Mondiale en 1944 à Bretton Woods, figure parmi les pays au monde qui en ont bénéficié le plus : avec 3 123 millions de DTS (Droits de Tirage Spéciaux), soit l’équivalent de 4 400 millions de dollars, dont 87% ont été obtenus entre 2013 et 2020, elle se classe 13e parmi les 190 pays membres du FMI et a bénéficié de trois fois plus de crédits (306%) que ne lui donne droit son quota qui dépend de sa  contribution au capital de cette institution.

– Il était possible, et même souhaitable de mon point de vue, d’accepter la première condition posée par le FMI pour le déblocage des 1,9 milliard de dollars, approuvés par son comité technique depuis 2022 et bloqués par son conseil d’administration à savoir la restructuration d’une centaine d’entreprises publiques dont les déficits d’exploitation chroniques n’ont cessé d’aggraver d’une année à l’autre le déficit budgétaire de l’Etat qui dépasse largement les normes internationales admises en matière de gestion saine des finances publiques (12% du PIB contre 16% en Tunisie).

En effet, restructuration ne signifie pas forcément privatisation, comme le pense notre Président : les économistes et les experts financiers ont développé depuis longtemps des montages juridiques et financiers sophistiqués qui permettent de transformer une entreprise publique déficitaire en une entreprise publique excédentaire, sans avoir à en céder une seule action à des privés (contrat programme, PPP, BOT, contrat de concession, etc.).

– Il était possible, et même souhaitable de mon point de vue, d’accepter la deuxième condition posée par le FMI pour le déblocage des 1,9 milliard de dollars, à savoir la réduction du poids de la masse salariale des fonctionnaires dans le budget de l’Etat qui pèse jusqu’à 60% du titre I du budget de l’Etat. Avec un ratio de 56 fonctionnaires/1000 habitants (contre 15 au Maroc et 18 en Jordanie, des pays à économie et à sociologie similaires) et une part de 6,5% du PIB (contre 1,3% au Maroc et 1,8% en Jordanie), l’administration tunisienne est parmi les plus pléthoriques au monde.

Le rôle social de l’Etat pour venir en aide aux catégories sociales les plus défavorisées auquel notre Président est très attaché est une chose, mais transformer le budget de l’Etat en une «vache à lait» en est autre. Une telle politique ne peut se traduire que par des conséquences catastrophiques sur l’équilibre budgétaire et davantage d’endettement extérieur, avec le risque plus en plus grand de se retrouver au Club de Paris pour négocier dans des conditions humiliantes le rééchelonnement de notre dette publique (et au Club de Londres pour la dette privée), et perdre ainsi notre souveraineté nationale à laquelle Saïed  est si attaché et au nom de laquelle il a rompue les relations avec le FMI.

– Certes, le Président avait raison de rejeter la troisième condition du FMI, pour débloquer les1,9 milliard de dollars, à savoir la suppression de la compensation des prix d’un certain nombre de produits et services de consommation de base et énergétiques, en raison de l’impact social d’une telle mesure, particulièrement sur les ménages à faibles revenus. Mais il aurait été possible, et même souhaitable de mon point de vue, de créer une Caisse autonome de compensation (CAC) à financer par une nouvelle taxe sur le capital oisif qui n’est pas intégré dans le circuit économique et ne contribue pas à la production nationale, tels que les terrains agricoles non cultivés, les terrains immobiliers non bâtis et souvent détenus pour des motifs de spéculation, etc. Une telle solution aurait permis de concilier les points de vue de notre Président et celui du FMI, sans qu’aucun d’entre eux ne perde la face. En effet, elle aurait permis de décharger le budget de l’Etat du poids de la compensation et réduit ainsi son déficit budgétaire, objectif recherché par le FMI, tout en préservant le pouvoir d’achat des classes sociales défavorisés et la paix sociale, objectif recherché par Saïed.

Maintenant que la décision de rompre les relations avec le FMI a été officiellement annoncée, la question que tout un chacun est en droit de se poser est la suivante: Quelles sont les chances qu’une telle politique de compter sur nous-mêmes nous permettra de nous en sortir à court, moyen et long terme, notamment pour améliorer les conditions de vie des plus démunis et éviter une nouvelle révolte populaire qui risque d’être plus dévastatrice que celle de la révolte du pain en 1980 ou celle de 2011?

Pour apporter une réponse objective à cette question déterminante pour l’avenir de la Tunisie et peut être même de son régime politique, car les deux sont liés comme l’indique le nom originel de l’économie qui était jusqu’aux années 1950 «économie politique», je vais adopter une approche qui se démarque des discours démagogiques et populistes qu’on entend souvent, basée sur la science économique en tant que discipline universitaire que j’ai eu la chance d’avoir enseignée pendant 20 années et dont j’ai appliqué les enseignements à une bonne trentaine de pays africains, à titre de consultant auprès de plusieurs institutions multinationales (BAD, Banque Mondiale, BEI, etc.) pendant 20 autres années.

«Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme»

Cette célèbre citation de Lavoisier contient déjà la moitié de la réponse aux défis que nous avons à affronter, maintenant que les relations avec le FMI sont rompues.

En effet, cette loi n’est pas valable uniquement en chimie, elle l’est aussi en économie, dans le sens où rien ne se crée tout seul et que pour pouvoir consommer des biens ou des services, il faut en produire ou en importer, mais pour pouvoir en importer, il faut exporter d’autres ce qui revient à produire davantage 

Dans un article que j’avais intitulé «Arrêtons de mendier et mettons nous au travail» que j’avais publié il y a deux ans dans Kapitalis à une époque où le débat sur les conditions posées par le FMI battait son plein (février/mars 2023), j’avais expliqué et analysé, un certain nombre d’agrégats macro-économiques à l’appui, que tous les maux dont souffre notre économie, absolument tous (récession, inflation, chômage, endettement extérieur, déficit de la balance commerciale, de la balance des paiements, chute de la parité du dinar,  etc.) proviennent tous d’une seule et unique cause : nous consommons bien davantage que nous produisons !

A partir de ce diagnostic qui ne fait pas de doute, il n’est pas nécessaire d’être un polytechnicien pour déduire que la solution à tous les déséquilibres structurels de notre économie ne peut provenir que soit d’une baisse de la consommation intérieure soit d’un accroissement de la production intérieure.

Malheureusement, la première solution n’est pas une option réaliste compte tenu du matraquage publicitaire dont sont victimes les consommateurs tunisiens et surtout de ce que les économistes appellent «l’effet de démonstration» (consommer non pas en fonction de son propre revenu, mais de celui de la classe sociale immédiatement supérieure, afin de s’identifier à elle par le type de produits consommés, la marque des vêtements ou des chaussures portés, etc.)

La seule solution possible est de pouvoir produire davantage. C’est justement un des objets majeurs de la macro-économie, une des disciplines de la science économique, que j’avais enseignée pendant des années aux étudiants de l’Ihec, et dont je vais emprunter quelques lexiques et formulation pour apporter une réponse objective et scientifique à la problématique soulevée dans cet article, tout en veillant à expliquer clairement certains concepts et raisonnements propres à cette discipline universitaire, afin que les lecteurs et lectrices qui n’ont pas une formation économique puissent suivre.

Y = f (K,L)

Cette simple formulation en macro-économie d’une fonction de production comporte la deuxième moitié de la réponse au pari pris par Kais Saïed de compter sur nous-mêmes pour faire face aux défis économiques qui nous sont posés, maintenant que toute collaboration avec le FMI a été rompue.

En effet, cette formule veut dire simplement que la quantité produite d’un bien ou services (Y, estimée par le PIB au niveau national) est la résultante de la combinaison de deux facteurs de production qui sont: 

– K (Kapital), qui désigne, en anglais américain, l’ensemble des ressources naturelles, infrastructures et moyens de production, y compris le progrès technique qu’ils intègrent, disponible dans une économie;

– L (Labour), qui désigne le volume de la main d’œuvre ou  force de travail disponible dans une économie, en termes de nombre de travailleurs, y compris leur qualification et productivité.

A partir de cette simple formulation, plusieurs fonctions de production homogènes ou non, de degré supérieur à 1 ou non, reflétant plusieurs modalités de combinaison de ces deux facteurs de production ont été développées (pour le cas où certains lecteurs de cet article  sont mes ex-étudiants à l’Ihec, je leur rappelle, histoire de les rajeunir un peu, la fonction de Cob-Douglas Y= AxKαL1- α, dont ils se souviennent peut être, quoique celam’étonnerait !). Quelle que soit la fonction de production utilisée, analyser les potentialités de développement d’une économie revient à étudier de quel «Kapital» et de quel «Labour» (au sens américain de ces termes) elle dispose.

De quel «Kapital» la Tunisie dispose-t-elle ?

Comme indiqué plus haut le volume de «Kapital» d’une économie inclue les ressources naturelles, y compris la fertilité des sols agricoles, les infrastructures, les équipements et moyens de production tels que les machines, bâtiments, etc.

En ce qui concerne les infrastructures et moyens de production, il faut savoir qu’en Tunisie, ce qu’on appelle en macro-économie la FBCF (Formation Brute de Capital Fixe, qui inclut les investissements de renouvellement des moyens de production amortis ou devenus obsolètes car dépassés par le progrès technologique + les investissements destinés à accroître la capacité de production), a chuté de 27% du PIB en 2010 à environ 6% depuis plusieurs années, ce qui va limiter considérablement tout accroissement de la production sans de considérables nouveaux investissements, hors du budget de notre Etat, pour rattraper le retard pris dans ce domaine.

Ceci est d’autant plus vrai qu’on démontre en macro-économie qu’il existe un décalage de temps (souvent de plusieurs années) entre le moment où on décide de réaliser un investissement et le moment où il atteint son rythme de croisière et se traduit par un accroissement de la production. Inversement, les effets de toute chute du volume des investissements apparaissent plusieurs années après et se traduisent par un ralentissement de la croissance économique future, ce qu’il y a lieu de craindre pour l’économie de Tunisie. Il est clair que cette loi économique ne joue pas en faveur du pari pris par notre Président de compter sur nous-mêmes pour accroître la production et relever les défis qui nous attendent.

Qu’en est-il des ressources naturelles?

Au niveau des ressources naturelles, de quoi dispose-t-on? D’un peu de phosphate, un peu de pétrole, une agriculture à la merci d’une pluviométrie capricieuse aggravée par le changement climatique et de 1300 km de belles plages bien ensoleillées.

Pour ce qui concerne le phosphate, quatorze gouvernements successifs n’ont pas réussi à ce jour à rétablir sa production à la moitié de ce qu’elle était en 2010: 3 millions de tonnes aujourd’hui contre 8 millions de tonnes en 2010. A ce sujet, lire dans la presse que le dernier CMR (Conseil ministériel restreint) tenu la semaine dernière a décidé de viser la production de 14 millions de tonnes en 2030, ne peut que faire sourire et constitue à mon sens l’exemple même de l’irréalisme des décisions de politique économique que prennent nos responsables au plus haut sommet de l’Etat, qui ont tendance à «prendre leurs rêves pour de la réalité».

Pour ce qui concerne le pétrole, sa production n’a cessé de diminuer au fil des décennies. Après avoir atteint un pic de 118 000 barils par jour en 1980, la production est tombée à 63 000 barils par jour en 2015. En 2022, la production de pétrole brut était de 35 400 barils par jour, et elle a encore diminué à 29 200 barils par jour à la fin de septembre 2024. La production nationale de pétrole ne suffit plus depuis l’année 2000 à couvrir la demande locale, estimée à 98 000 barils par jour, ce qui oblige le pays à importer des produits pétroliers raffinés, notamment du diesel.

Les principaux gisements, tels que Miskar et Hasdrubal, connaissent une baisse naturelle de leur production. L’unique raffinerie du pays, située à Bizerte, a une capacité de 34 000 barils par jour, bien en deçà de la consommation nationale, ce qui oblige la Tunisie à importer des produits raffinés payés en dollars. 

D’autre part, des mouvements sociaux, comme le sit-in d’El Kamour en 2017, ont perturbé la production pétrolière pendant plusieurs années et l’amendement en 2017 du Code des hydrocarbures, exigeant l’approbation de l’Assemblée des représentants du peuple pour l’obtention de tout permis de prospection, a ralenti davantage les investissements dans ce secteur.

Pour ce qui concerne l’agriculture, il est vrai qu’elle constitue un secteur clé de l’économie tunisienne, dans le sens où elle représente environ 12% du PIB et emploie près de 15% de la population active. D’autre part, elle constitue une source essentielle de devises grâce aux exportations de produits agricoles comme l’huile d’olive, les dattes et les agrumes et qu’elle joue également un rôle important dans la stabilité sociale, notamment dans les régions intérieures du pays où elle représente la principale source de revenus. Néanmoins, son développement rencontre beaucoup de problèmes structurels tels que :

– le stress hydrique et la sécheresse aggravée par le changement climatique,

– le vieillissement des infrastructures d’irrigation,

– le morcellement des terres particulièrement dans le nord-ouest,

– une gestion de l’eau sont souvent inefficaces,

– une difficulté d’accès des agriculteurs aux crédits et subventions pour moderniser leurs exploitations

– une dépendance aux importations notamment de blé tendre (85,3% et des besoins) et d’orge (71,3% des besoins) dont la production est loin de couvrir la consommation nationale, rendant le pays vulnérable aux fluctuations des prix internationaux de ces produits.

Face à ces problèmes structurels, il est difficile d’être optimiste et de s’attendre à ce que l’agriculture va nous permettre de gagner le pari de compter sur nous-mêmes pris par notre Président. Déjà, si notre agriculture permettait de nous nourrir, notamment en céréales pour la production de notre pain, nos pâtes et notre couscous, produits de base de notre consommation, on s’estimerait bien heureux

Pour ce qui concerne le tourisme, une source majeure de devises et un pilier majeur de l’économie tunisienne, représentant environ 6,5% du PIB et fournissant des emplois à environ 11,5% de la population active, soit environ 340 000 emplois directs et indirects, les défis à relever sont également nombreux. Je citerais en particulier :

– une excessive sensibilité à la stabilité politique et la sécurité intérieure (on se rappelle tous les effets dévastateurs des attentats terroristes de 2015 au musée du Bardo et à Sousse);

– une dépendance excessive au tourisme balnéaire;  

– une pression sur l’environnement, notamment en ce qui concerne l’utilisation des ressources en eau, la gestion des déchets et l’érosion côtière;

– une concurrence internationale accrue de la part d’autres destinations méditerranéennes telles que le Maroc, l’Egypte ou la Turquie, et enfin;

– une infrastructure vieillissante et une qualité des services qui laisse à désirer.

De quel «Labour» la Tunisie dispose-t-elle ?

En ce qui concerne ce deuxième facteur nécessaire à l’accroissement de la production, il faut dire que la Tunisie part avec un handicap naturel majeur qui est la petite taille de sa population, et donc de son marché intérieur qui ne permet pas à plusieurs industries d’atteindre leur seuil critique de rentabilité et de se développer.

En effet, les 12 millions de Tunisiens ne tiennent pas dans une seule ville comme Lagos ou Le Caire ou New York (plus de 15 millions d’habitants chacune). D’autre part, comme le fait bien apparaitre la formulation macro-économique Y = f (K,L), une grande quantité de travail L ne sert à rien si elle n’ est pas accompagnée par une grande quantité de Kapital K. Autrement dit, même si des millions de travailleurs sont disponibles, ils ne serviront à rien s’ils ne disposent pas des usines, machines-outils, terres agricoles à cultiver, ressources naturelles à exploiter, etc., pour pouvoir effectivement produire.

Par ailleurs, j’avoue que je ne suis pas d’accord avec le Président quand il dit dans tous ses discours que «la Tunisie regorge de compétences» et table même sur ces compétences pour espérer gagner le pari qu’il a pris en rompant les relations avec le FMI. Non, la Tunisie regorge de diplômés de l’enseignement supérieur, qui se comptent certes par centaines de milliers, dont une bonne dizaine de milliers de «Doctorants», mais pas forcément de compétences, car Il y a une nette nuance entre les deux concepts.

A ce sujet et pour argumenter ma divergence avec le Président, je citerais mon expérience personnelle d’ex-enseignant universitaire. Quand j’avais intégré l’Ihec en 1980 comme enseignant universitaire, le taux de diplômés de cette école de commerce réputée était de 45% et quand j’en suis sorti en 2000 pour entamer une carrière de consultant international, le taux de diplômés dépassait les 90%. Entre-temps, chaque réforme universitaire (il y en avait une tous les 3 ou 4 ans, car chaque ministre mettait un point d’honneur à dénigrer celle de son prédécesseur et d’en élaborer une lui aussi) se traduisait par la suppression de telle ou telle matière du même cursus universitaire ou de tel ou tel chapitre dans une même matière… Par exemple, les stages de fin d’études, qui étaient obligatoires, sont devenus facultatifs pour finalement disparaitre progressivement… Bref, je peux témoigner, pour l’avoir vécu, du nivellement par le bas de notre enseignement supérieur et de la valeur des  diplômes délivrés par nos universités, du moins dans le domaine des sciences économiques et de gestion qui est le mien, mais j’imagine qu’il en est de même dans les autres spécialités.

A ce sujet, je dois dire que je rigole un bon coup chaque année lorsque je vois ou entend nos médias présenter comme un triomphe et une source de fierté nationale le rang de… 950e mondial de la meilleure université tunisienne, celle de Sfax ou d’El Manar, selon le classement de Shanghai des meilleures universités du monde !

 A mon avis, LE responsable de cette dégradation continue de la formation de nos diplômés et donc de leur employabilité est un ex-ministre de l’Enseignement supérieur qui a occupé ce poste pendant plus de 15 ans sous le régime de Ben Ali et qui, au lieu de  regrouper le peu de moyens et enseignants compétents dont le pays dispose dans de grands pôles universitaire par spécialité (médicine, lettres, économie et gestion, etc.) quitte à le repartir sur plusieurs régions du territoire, a décidé au contraire la création d’un grand nombre d’institutions universitaires dans pratiquement tous les gouvernorats et villes du pays, chacune disposant en conséquence de peu de moyens et cadres pédagogiques pour délivrer un enseignement supérieur qui mérite son nom.

Pour plaire à Ben Ali, tous les ministres qui se sont succédés à la tête du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique ont privilégié la quantité au détriment de la qualité des diplômés et le résultat est là vingt ans après : des centaines de milliers de diplômés, dont la formation et le niveau d’employabilité sont médiocres et dont 40% sont des chômeurs de longue durée, et sur lesquels notre Président compte pour gagner son pari de compter sur nous-mêmes ! (A ce sujet, je peux raconter une anecdote triste mais vraie : le gardien du jour de la résidence où j’habite à El-Manar, la résidence Kenz pour ne pas la nommer, est titulaire d’un master en finances internationales, qui après 10 ans de chômage, s’est résigné à accepter ce poste de gardien pour payer au moins ses cigarettes et son café, m a t il dit!)

La productivité du travail 

A ce sujet, je me suis amusé (mais au vu des résultats j’ai réalisé que ce n’était pas un vraiment drôle et même le contraire) dans ce même article cité plus haut «Arrêtons de mendier et mettons-nous au travail» que j’avais publié en pleine période de négociations avec le FMI, à calculer le nombre d’heures travaillées par jour en moyenne par an par un Tunisien en âge actif, en tenant compte du taux de chômage, de trois mois travaillés à mi-temps (deux mois l’été plus le mois de Ramadan), du nombre de jours fériés et de weekend par an et d’un mois de congé annuel par travailleur:  je suis arrivé à un résultat de 2,83 heures par jour ! Encore je n’avais tenu compte des congés de maladies plus ou moins simulées, ni du nombre de fois où les employés, tant du secteur public que privé, arrêtent de travailler pour faire leurs prières sur place ou en allant à la mosquée, ou sortir fumer une cigarette en discutant du dernier match entre l’Espérance et l’Étoile, ou du temps passé à lire un journal ou au téléphone à jacasser, etc.

Il faut bien reconnaitre que, culturellement parlant, le travail ne figure pas en haut de l’échelle des valeurs dans notre société, comme c’est le cas dans beaucoup de pays tels que l’Allemagne ou les Etats-Unis où j’ai personnellement relevé, à l’occasion de mes séjours dans ces pays, à quel point les gens sont fiers d’avoir bien accompli leur travail et comptent là-dessus pour montrer dans l’échelle sociale.

Chez nous, c’est celui ou celle qui sait travailler le moins et sait se débrouiller le plus qui grimpe le plus dans l’échelle sociale et en est même fier.

Il est clair que cette désaffection pour le travail en tant que valeur sociale ne joue pas en faveur de la réussite de la stratégie de compter sur nous-mêmes décidée par notre Président.

Kais Saïd peut vaincre le FMI mais pas les lois économiques 

Notre Président peut se moquer des agences de notation internationales en les qualifiant d’«Oumek Sannafa» (cuisinières), proposer le calcul d’un autre agrégat économique qu’il appelle Produit Intérieur du Bonheur (PIB) au lieu et à la place du PIB (Produit Intérieur Brut), mettre en cause les modalités mêmes de calcul du PIB (voir ma réponse à ce sujet dans mon article intitulé «Le Président Kais Saïed a-t-il raison de mettre en cause les modalités de calcul du PIB ?»), et même amuser les chefs d’Etat du G20 en inversant les noms des personnages de Laurel et Hardy dans le film américain du même nom, il n’en demeure pas moins que les lois économiques sont impitoyables et que nous le payerons très cher !

Je ne terminerais pas cet article sans une note humoristique : je me sens rajeunir de 50 ans à chaque fois que j’écoute les discours de notre Président (que je ne rate jamais pour essayer de comprendre sa psychologie, faute de pouvoir suivre ses raisonnements économiques). En effet, il me rappelle mes années d’étudiant à la Sorbonne quand, portant la barbe de Che Guevara (c’était l’idole de la plupart des jeunes de l’époque et j’avais son poster collé au mur de toutes les chambres d’étudiant dans lesquelles j’avais habitées) et fumant les unes après les autres les cigarettes de marque Gauloises, je veillais jusqu’à minuit dans les cafés du Quartier Latin avec d’autres étudiants, à détruire et reconstruire le monde plusieurs fois par jour, à dénoncer autant l’impérialisme américain que le révisionnisme soviétique, à participer aux débats entre trotskistes et maoïstes, etc.

Compte tenu de mon passé d’étudiant, je suis de ceux qui comprennent le Président quand il rêve d’un monde meilleur comme je le faisais durant ma jeunesse (entre le jeune homme idéaliste que j’étais et l’homme blasé et durci par la vie et la pratique de l’économie que je suis devenu, je préfère de loin le premier…), dénonce ce que Samir Amine, un économiste très connu à l’époque, appelle l’échange inégal, reproche aux économistes d’oublier que derrière les chiffres qu’ils manipulent il y a des êtres humains qui souffrent de la pauvreté, exige du FMI d’appliquer une politique plus sociale, et veut même renverser l’ordre économique mondial mis en place en 1944 à Bretton Woods et dominé par les Américains, etc.

La seule chose sur laquelle je ne suis pas d’accord avec lui, c’est qu’il a tendance à oublier qu’il n’est plus étudiant mais un Chef d’Etat, que le Palais de Carthage n’est pas la buvette de la Faculté de droit de Tunis et qu’il détient entre les mains le sort de 12 millions de tunisiens.

* Economiste, consultant international.

Post Scriptum hors de l’objet de l’article : J’invite les lecteurs et lectrices, amateurs et amatrices de poésie d’ordre métaphysique, à me rejoindre sur mon blog «Poèmes de la vie» que j’ai créé dans Google. Ils y trouveront des poèmes qui sur sujets qui n’ont rien à voir avec l’économie, Kais Saïed, le FMI, etc. D’ailleurs un de mes poèmes s’intitule «J’ai appris l’économie, mais l’économie ne m’a rien appris».

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