En dĂ©cidant rĂ©cemment de rompre toute collaboration avec le FMI, le PrĂ©sident Kais SaĂŻed a pris le pari en notre nom Ă tous de compter sur nous-mĂȘmes, non seulement pour rembourser notre dette extĂ©rieure et Ă©viter ainsi le passage humiliant devant le Club de Paris pour nĂ©gocier le rĂ©Ă©chelonnement de notre dette publique, mais aussi pour relancer la croissance Ă©conomique et amĂ©liorer le niveau de vie de la population, en particulier des catĂ©gories sociales Ă faibles revenus pour la dĂ©fense desquelles il a cru bon de prendre cette dĂ©cision. A-t-on une chance sĂ©rieuse de relever ce dĂ©fi? RĂ©ponse objective dâun Ă©conomiste universitaire basĂ©e sur les enseignements de la science Ă©conomique et loin de tout discours populiste.
Dr Sadok Zerelli *
Il convient de faire remarquer dĂšs lâintroduction de cet article quâil ne sâagit point dâune «stratĂ©gie» , dans le sens oĂč elle nâest pas basĂ©e sur une Ă©tude des potentialitĂ©s de dĂ©veloppement de lâĂ©conomie nationale, une vision Ă©conomique claire et un modĂšle de dĂ©veloppement prĂ©cis, mais plutĂŽt dâun pari pris par notre PrĂ©sident en notre nom Ă tous, qui ne rĂ©sulte pas dâun libre choix mais qui nous est imposĂ© par les circonstances que traverse notre pays : isolement diplomatique de plus en plus grand (qui se rappelle du dernier chef dâĂtat qui nous a rendu visite ou du dernier voyage de notre PrĂ©sident qui boude mĂȘme les sommets arabes et africains, alors que la Tunisie est directement concernĂ©e par ces sommets?), impossibilitĂ© pratique dâaccĂ©der dĂ©sormais au marchĂ© financier international Ă des taux dâintĂ©rĂȘt raisonnables, indiffĂ©rence Ă notre sort des bailleurs de fonds multinationaux et bilatĂ©raux, y compris des pays «frĂšres et amis » ou qui se disaient comme tels, etc.
Les raisons de la rupture des relations avec le FMI
Ces raisons ont Ă©tĂ© analysĂ©es de long en large dans mon trĂšs long article prĂ©cĂ©dent («Le PrĂ©sident Kais SaĂŻed a-t-il raison de rompre les relations avec le FMI ?» ). Je les rĂ©sume ci-dessous pour les lecteurs et lectrices qui nâont pas lu cet article, car elles constituent le point de dĂ©part de celui-ci :
â La Tunisie, qui est membre depuis 1958 de cette institution multilatĂ©rale de financement, crĂ©Ă©e en mĂȘme temps que la Banque Mondiale en 1944 Ă Bretton Woods, figure parmi les pays au monde qui en ont bĂ©nĂ©ficiĂ© le plus : avec 3 123 millions de DTS (Droits de Tirage SpĂ©ciaux), soit lâĂ©quivalent de 4 400 millions de dollars, dont 87% ont Ă©tĂ© obtenus entre 2013 et 2020, elle se classe 13e parmi les 190 pays membres du FMI et a bĂ©nĂ©ficiĂ© de trois fois plus de crĂ©dits (306%) que ne lui donne droit son quota qui dĂ©pend de sa contribution au capital de cette institution.
â Il Ă©tait possible, et mĂȘme souhaitable de mon point de vue, dâaccepter la premiĂšre condition posĂ©e par le FMI pour le dĂ©blocage des 1,9 milliard de dollars, approuvĂ©s par son comitĂ© technique depuis 2022 et bloquĂ©s par son conseil dâadministration Ă savoir la restructuration dâune centaine dâentreprises publiques dont les dĂ©ficits dâexploitation chroniques nâont cessĂ© dâaggraver dâune annĂ©e Ă lâautre le dĂ©ficit budgĂ©taire de lâEtat qui dĂ©passe largement les normes internationales admises en matiĂšre de gestion saine des finances publiques (12% du PIB contre 16% en Tunisie).
En effet, restructuration ne signifie pas forcément privatisation, comme le pense notre Président : les économistes et les experts financiers ont développé depuis longtemps des montages juridiques et financiers sophistiqués qui permettent de transformer une entreprise publique déficitaire en une entreprise publique excédentaire, sans avoir à en céder une seule action à des privés (contrat programme, PPP, BOT, contrat de concession, etc.).
â Il Ă©tait possible, et mĂȘme souhaitable de mon point de vue, dâaccepter la deuxiĂšme condition posĂ©e par le FMI pour le dĂ©blocage des 1,9 milliard de dollars, Ă savoir la rĂ©duction du poids de la masse salariale des fonctionnaires dans le budget de lâEtat qui pĂšse jusquâĂ 60% du titre I du budget de lâEtat. Avec un ratio de 56 fonctionnaires/1000 habitants (contre 15 au Maroc et 18 en Jordanie, des pays Ă Ă©conomie et Ă sociologie similaires) et une part de 6,5% du PIB (contre 1,3% au Maroc et 1,8% en Jordanie), lâadministration tunisienne est parmi les plus plĂ©thoriques au monde.
Le rĂŽle social de lâEtat pour venir en aide aux catĂ©gories sociales les plus dĂ©favorisĂ©es auquel notre PrĂ©sident est trĂšs attachĂ© est une chose, mais transformer le budget de lâEtat en une «vache Ă lait » en est autre. Une telle politique ne peut se traduire que par des consĂ©quences catastrophiques sur lâĂ©quilibre budgĂ©taire et davantage dâendettement extĂ©rieur, avec le risque plus en plus grand de se retrouver au Club de Paris pour nĂ©gocier dans des conditions humiliantes le rĂ©Ă©chelonnement de notre dette publique (et au Club de Londres pour la dette privĂ©e), et perdre ainsi notre souverainetĂ© nationale Ă laquelle SaĂŻed est si attachĂ© et au nom de laquelle il a rompue les relations avec le FMI.
â Certes, le PrĂ©sident avait raison de rejeter la troisiĂšme condition du FMI, pour dĂ©bloquer les1,9 milliard de dollars, Ă savoir la suppression de la compensation des prix dâun certain nombre de produits et services de consommation de base et Ă©nergĂ©tiques, en raison de lâimpact social dâune telle mesure, particuliĂšrement sur les mĂ©nages Ă faibles revenus. Mais il aurait Ă©tĂ© possible, et mĂȘme souhaitable de mon point de vue, de crĂ©er une Caisse autonome de compensation (CAC) Ă financer par une nouvelle taxe sur le capital oisif qui nâest pas intĂ©grĂ© dans le circuit Ă©conomique et ne contribue pas Ă la production nationale, tels que les terrains agricoles non cultivĂ©s, les terrains immobiliers non bĂątis et souvent dĂ©tenus pour des motifs de spĂ©culation, etc. Une telle solution aurait permis de concilier les points de vue de notre PrĂ©sident et celui du FMI, sans quâaucun dâentre eux ne perde la face. En effet, elle aurait permis de dĂ©charger le budget de lâEtat du poids de la compensation et rĂ©duit ainsi son dĂ©ficit budgĂ©taire, objectif recherchĂ© par le FMI, tout en prĂ©servant le pouvoir dâachat des classes sociales dĂ©favorisĂ©s et la paix sociale, objectif recherchĂ© par SaĂŻed.
Maintenant que la dĂ©cision de rompre les relations avec le FMI a Ă©tĂ© officiellement annoncĂ©e, la question que tout un chacun est en droit de se poser est la suivante: Quelles sont les chances quâune telle politique de compter sur nous-mĂȘmes nous permettra de nous en sortir Ă court, moyen et long terme , notamment pour amĂ©liorer les conditions de vie des plus dĂ©munis et Ă©viter une nouvelle rĂ©volte populaire qui risque dâĂȘtre plus dĂ©vastatrice que celle de la rĂ©volte du pain en 1980 ou celle de 2011?
Pour apporter une rĂ©ponse objective Ă cette question dĂ©terminante pour lâavenir de la Tunisie et peut ĂȘtre mĂȘme de son rĂ©gime politique, car les deux sont liĂ©s comme lâindique le nom originel de lâĂ©conomie qui Ă©tait jusquâaux annĂ©es 1950 «économie politique», je vais adopter une approche qui se dĂ©marque des discours dĂ©magogiques et populistes quâon entend souvent, basĂ©e sur la science Ă©conomique en tant que discipline universitaire que jâai eu la chance dâavoir enseignĂ©e pendant 20 annĂ©es et dont jâai appliquĂ© les enseignements Ă une bonne trentaine de pays africains, Ă titre de consultant auprĂšs de plusieurs institutions multinationales (BAD, Banque Mondiale, BEI, etc.) pendant 20 autres annĂ©es.
«Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme»
Cette célÚbre citation de Lavoisier contient déjà la moitié de la réponse aux défis que nous avons à affronter, maintenant que les relations avec le FMI sont rompues.
En effet, cette loi nâest pas valable uniquement en chimie, elle lâest aussi en Ă©conomie, dans le sens oĂč rien ne se crĂ©e tout seul et que pour pouvoir consommer des biens ou des services, il faut en produire ou en importer, mais pour pouvoir en importer, il faut exporter dâautres ce qui revient Ă produire davantage
Dans un article que jâavais intitulĂ© «ArrĂȘtons de mendier et mettons nous au travail » que jâavais publiĂ© il y a deux ans dans Kapitalis Ă une Ă©poque oĂč le dĂ©bat sur les conditions posĂ©es par le FMI battait son plein (fĂ©vrier/mars 2023), jâavais expliquĂ© et analysĂ©, un certain nombre dâagrĂ©gats macro-Ă©conomiques Ă lâappui, que tous les maux dont souffre notre Ă©conomie, absolument tous (rĂ©cession, inflation, chĂŽmage, endettement extĂ©rieur, dĂ©ficit de la balance commerciale, de la balance des paiements, chute de la paritĂ© du dinar, etc.) proviennent tous dâune seule et unique cause : nous consommons bien davantage que nous produisons !
A partir de ce diagnostic qui ne fait pas de doute, il nâest pas nĂ©cessaire dâĂȘtre un polytechnicien pour dĂ©duire que la solution Ă tous les dĂ©sĂ©quilibres structurels de notre Ă©conomie ne peut provenir que soit dâune baisse de la consommation intĂ©rieure soit dâun accroissement de la production intĂ©rieure.
Malheureusement, la premiĂšre solution nâest pas une option rĂ©aliste compte tenu du matraquage publicitaire dont sont victimes les consommateurs tunisiens et surtout de ce que les Ă©conomistes appellent «lâeffet de dĂ©monstration » (consommer non pas en fonction de son propre revenu, mais de celui de la classe sociale immĂ©diatement supĂ©rieure, afin de sâidentifier Ă elle par le type de produits consommĂ©s, la marque des vĂȘtements ou des chaussures portĂ©s, etc.)
La seule solution possible est de pouvoir produire davantage. Câest justement un des objets majeurs de la macro-Ă©conomie, une des disciplines de la science Ă©conomique, que jâavais enseignĂ©e pendant des annĂ©es aux Ă©tudiants de lâIhec, et dont je vais emprunter quelques lexiques et formulation pour apporter une rĂ©ponse objective et scientifique Ă la problĂ©matique soulevĂ©e dans cet article, tout en veillant Ă expliquer clairement certains concepts et raisonnements propres Ă cette discipline universitaire, afin que les lecteurs et lectrices qui nâont pas une formation Ă©conomique puissent suivre.
Y = f (K,L)
Cette simple formulation en macro-Ă©conomie dâune fonction de production comporte la deuxiĂšme moitiĂ© de la rĂ©ponse au pari pris par Kais SaĂŻed de compter sur nous-mĂȘmes pour faire face aux dĂ©fis Ă©conomiques qui nous sont posĂ©s, maintenant que toute collaboration avec le FMI a Ă©tĂ© rompue.
En effet, cette formule veut dire simplement que la quantitĂ© produite dâun bien ou services (Y, estimĂ©e par le PIB au niveau national) est la rĂ©sultante de la combinaison de deux facteurs de production qui sont:
â K (Kapital), qui dĂ©signe, en anglais amĂ©ricain, lâensemble des ressources naturelles, infrastructures et moyens de production, y compris le progrĂšs technique quâils intĂšgrent, disponible dans une Ă©conomie;
â L (Labour), qui dĂ©signe le volume de la main dâĆuvre ou force de travail disponible dans une Ă©conomie, en termes de nombre de travailleurs, y compris leur qualification et productivitĂ©.
A partir de cette simple formulation, plusieurs fonctions de production homogĂšnes ou non, de degrĂ© supĂ©rieur Ă 1 ou non, reflĂ©tant plusieurs modalitĂ©s de combinaison de ces deux facteurs de production ont Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©es (pour le cas oĂč certains lecteurs de cet article sont mes ex-Ă©tudiants Ă lâIhec, je leur rappelle, histoire de les rajeunir un peu, la fonction de Cob-Douglas Y= AxKα L1- α , dont ils se souviennent peut ĂȘtre, quoique celamâĂ©tonnerait !). Quelle que soit la fonction de production utilisĂ©e, analyser les potentialitĂ©s de dĂ©veloppement dâune Ă©conomie revient Ă Ă©tudier de quel «Kapital» et de quel «Labour» (au sens amĂ©ricain de ces termes) elle dispose.
De quel «Kapital» la Tunisie dispose-t-elle ?
Comme indiquĂ© plus haut le volume de «Kapital» dâune Ă©conomie inclue les ressources naturelles, y compris la fertilitĂ© des sols agricoles, les infrastructures, les Ă©quipements et moyens de production tels que les machines, bĂątiments, etc.
En ce qui concerne les infrastructures et moyens de production, il faut savoir quâen Tunisie, ce quâon appelle en macro-Ă©conomie la FBCF (Formation Brute de Capital Fixe, qui inclut les investissements de renouvellement des moyens de production amortis ou devenus obsolĂštes car dĂ©passĂ©s par le progrĂšs technologique + les investissements destinĂ©s Ă accroĂźtre la capacitĂ© de production), a chutĂ© de 27% du PIB en 2010 Ă environ 6% depuis plusieurs annĂ©es, ce qui va limiter considĂ©rablement tout accroissement de la production sans de considĂ©rables nouveaux investissements, hors du budget de notre Etat, pour rattraper le retard pris dans ce domaine.
Ceci est dâautant plus vrai quâon dĂ©montre en macro-Ă©conomie quâil existe un dĂ©calage de temps (souvent de plusieurs annĂ©es) entre le moment oĂč on dĂ©cide de rĂ©aliser un investissement et le moment oĂč il atteint son rythme de croisiĂšre et se traduit par un accroissement de la production. Inversement, les effets de toute chute du volume des investissements apparaissent plusieurs annĂ©es aprĂšs et se traduisent par un ralentissement de la croissance Ă©conomique future, ce quâil y a lieu de craindre pour lâĂ©conomie de Tunisie. Il est clair que cette loi Ă©conomique ne joue pas en faveur du pari pris par notre PrĂ©sident de compter sur nous-mĂȘmes pour accroĂźtre la production et relever les dĂ©fis qui nous attendent.
Quâen est-il des ressources naturelles?
Au niveau des ressources naturelles, de quoi dispose-t-on? Dâun peu de phosphate, un peu de pĂ©trole, une agriculture Ă la merci dâune pluviomĂ©trie capricieuse aggravĂ©e par le changement climatique et de 1300 km de belles plages bien ensoleillĂ©es.
Pour ce qui concerne le phosphate, quatorze gouvernements successifs nâont pas rĂ©ussi Ă ce jour Ă rĂ©tablir sa production Ă la moitiĂ© de ce quâelle Ă©tait en 2010: 3 millions de tonnes aujourdâhui contre 8 millions de tonnes en 2010. A ce sujet, lire dans la presse que le dernier CMR (Conseil ministĂ©riel restreint) tenu la semaine derniĂšre a dĂ©cidĂ© de viser la production de 14 millions de tonnes en 2030, ne peut que faire sourire et constitue Ă mon sens lâexemple mĂȘme de lâirrĂ©alisme des dĂ©cisions de politique Ă©conomique que prennent nos responsables au plus haut sommet de lâEtat, qui ont tendance à «prendre leurs rĂȘves pour de la rĂ©alitĂ© ».
Pour ce qui concerne le pĂ©trole, sa production nâa cessĂ© de diminuer au fil des dĂ©cennies. AprĂšs avoir atteint un pic de 118 000 barils par jour en 1980, la production est tombĂ©e Ă 63 000 barils par jour en 2015. En 2022, la production de pĂ©trole brut Ă©tait de 35 400 barils par jour, et elle a encore diminuĂ© Ă 29 200 barils par jour Ă la fin de septembre 2024. La production nationale de pĂ©trole ne suffit plus depuis lâannĂ©e 2000 Ă couvrir la demande locale, estimĂ©e Ă 98 000 barils par jour, ce qui oblige le pays Ă importer des produits pĂ©troliers raffinĂ©s, notamment du diesel.
Les principaux gisements, tels que Miskar et Hasdrubal, connaissent une baisse naturelle de leur production. Lâunique raffinerie du pays, situĂ©e Ă Bizerte, a une capacitĂ© de 34 000 barils par jour, bien en deçà de la consommation nationale, ce qui oblige la Tunisie Ă importer des produits raffinĂ©s payĂ©s en dollars.
Dâautre part, des mouvements sociaux, comme le sit-in dâEl Kamour en 2017, ont perturbĂ© la production pĂ©troliĂšre pendant plusieurs annĂ©es et lâamendement en 2017 du Code des hydrocarbures, exigeant lâapprobation de lâAssemblĂ©e des reprĂ©sentants du peuple pour lâobtention de tout permis de prospection, a ralenti davantage les investissements dans ce secteur.
Pour ce qui concerne lâagriculture, il est vrai quâelle constitue un secteur clĂ© de lâĂ©conomie tunisienne, dans le sens oĂč elle reprĂ©sente environ 12% du PIB et emploie prĂšs de 15% de la population active. Dâautre part, elle constitue une source essentielle de devises grĂące aux exportations de produits agricoles comme lâhuile dâolive, les dattes et les agrumes et quâelle joue Ă©galement un rĂŽle important dans la stabilitĂ© sociale, notamment dans les rĂ©gions intĂ©rieures du pays oĂč elle reprĂ©sente la principale source de revenus. NĂ©anmoins, son dĂ©veloppement rencontre beaucoup de problĂšmes structurels tels que :
â le stress hydrique et la sĂ©cheresse aggravĂ©e par le changement climatique,
â le vieillissement des infrastructures dâirrigation,
â le morcellement des terres particuliĂšrement dans le nord-ouest,
â une gestion de lâeau sont souvent inefficaces,
â une difficultĂ© dâaccĂšs des agriculteurs aux crĂ©dits et subventions pour moderniser leurs exploitations
â une dĂ©pendance aux importations notamment de blĂ© tendre (85,3% et des besoins) et dâorge (71,3% des besoins) dont la production est loin de couvrir la consommation nationale, rendant le pays vulnĂ©rable aux fluctuations des prix internationaux de ces produits.
Face Ă ces problĂšmes structurels, il est difficile dâĂȘtre optimiste et de sâattendre Ă ce que lâagriculture va nous permettre de gagner le pari de compter sur nous-mĂȘmes pris par notre PrĂ©sident. DĂ©jĂ , si notre agriculture permettait de nous nourrir, notamment en cĂ©rĂ©ales pour la production de notre pain, nos pĂątes et notre couscous, produits de base de notre consommation, on sâestimerait bien heureux
Pour ce qui concerne le tourisme, une source majeure de devises et un pilier majeur de lâĂ©conomie tunisienne, reprĂ©sentant environ 6,5% du PIB et fournissant des emplois Ă environ 11,5% de la population active, soit environ 340 000 emplois directs et indirects, les dĂ©fis Ă relever sont Ă©galement nombreux. Je citerais en particulier :
â une excessive sensibilitĂ© Ă la stabilitĂ© politique et la sĂ©curitĂ© intĂ©rieure (on se rappelle tous les effets dĂ©vastateurs des attentats terroristes de 2015 au musĂ©e du Bardo et Ă Sousse);
â une dĂ©pendance excessive au tourisme balnĂ©aire;
â une pression sur lâenvironnement, notamment en ce qui concerne lâutilisation des ressources en eau, la gestion des dĂ©chets et lâĂ©rosion cĂŽtiĂšre;
â une concurrence internationale accrue de la part dâautres destinations mĂ©diterranĂ©ennes telles que le Maroc, lâEgypte ou la Turquie, et enfin;
â une infrastructure vieillissante et une qualitĂ© des services qui laisse Ă dĂ©sirer.
De quel «Labour» la Tunisie dispose-t-elle ?
En ce qui concerne ce deuxiĂšme facteur nĂ©cessaire Ă lâaccroissement de la production, il faut dire que la Tunisie part avec un handicap naturel majeur qui est la petite taille de sa population, et donc de son marchĂ© intĂ©rieur qui ne permet pas Ă plusieurs industries dâatteindre leur seuil critique de rentabilitĂ© et de se dĂ©velopper.
En effet, les 12 millions de Tunisiens ne tiennent pas dans une seule ville comme Lagos ou Le Caire ou New York (plus de 15 millions dâhabitants chacune). Dâautre part, comme le fait bien apparaitre la formulation macro-Ă©conomique Y = f (K,L), une grande quantitĂ© de travail L ne sert Ă rien si elle nâ est pas accompagnĂ©e par une grande quantitĂ© de Kapital K. Autrement dit, mĂȘme si des millions de travailleurs sont disponibles, ils ne serviront Ă rien sâils ne disposent pas des usines, machines-outils, terres agricoles Ă cultiver, ressources naturelles Ă exploiter, etc., pour pouvoir effectivement produire.
Par ailleurs, jâavoue que je ne suis pas dâaccord avec le PrĂ©sident quand il dit dans tous ses discours que «la Tunisie regorge de compĂ©tences » et table mĂȘme sur ces compĂ©tences pour espĂ©rer gagner le pari quâil a pris en rompant les relations avec le FMI. Non, la Tunisie regorge de diplĂŽmĂ©s de lâenseignement supĂ©rieur, qui se comptent certes par centaines de milliers, dont une bonne dizaine de milliers de «Doctorants» , mais pas forcĂ©ment de compĂ©tences, car Il y a une nette nuance entre les deux concepts.
A ce sujet et pour argumenter ma divergence avec le PrĂ©sident, je citerais mon expĂ©rience personnelle dâex-enseignant universitaire. Quand jâavais intĂ©grĂ© lâIhec en 1980 comme enseignant universitaire, le taux de diplĂŽmĂ©s de cette Ă©cole de commerce rĂ©putĂ©e Ă©tait de 45% et quand jâen suis sorti en 2000 pour entamer une carriĂšre de consultant international, le taux de diplĂŽmĂ©s dĂ©passait les 90%. Entre-temps, chaque rĂ©forme universitaire (il y en avait une tous les 3 ou 4 ans, car chaque ministre mettait un point dâhonneur Ă dĂ©nigrer celle de son prĂ©dĂ©cesseur et dâen Ă©laborer une lui aussi) se traduisait par la suppression de telle ou telle matiĂšre du mĂȘme cursus universitaire ou de tel ou tel chapitre dans une mĂȘme matiĂšre⊠Par exemple, les stages de fin dâĂ©tudes, qui Ă©taient obligatoires, sont devenus facultatifs pour finalement disparaitre progressivement⊠Bref, je peux tĂ©moigner, pour lâavoir vĂ©cu, du nivellement par le bas de notre enseignement supĂ©rieur et de la valeur des diplĂŽmes dĂ©livrĂ©s par nos universitĂ©s, du moins dans le domaine des sciences Ă©conomiques et de gestion qui est le mien, mais jâimagine quâil en est de mĂȘme dans les autres spĂ©cialitĂ©s.
A ce sujet, je dois dire que je rigole un bon coup chaque annĂ©e lorsque je vois ou entend nos mĂ©dias prĂ©senter comme un triomphe et une source de fiertĂ© nationale le rang de⊠950e mondial de la meilleure universitĂ© tunisienne, celle de Sfax ou dâEl Manar, selon le classement de Shanghai des meilleures universitĂ©s du monde !
A mon avis, LE responsable de cette dĂ©gradation continue de la formation de nos diplĂŽmĂ©s et donc de leur employabilitĂ© est un ex-ministre de lâEnseignement supĂ©rieur qui a occupĂ© ce poste pendant plus de 15 ans sous le rĂ©gime de Ben Ali et qui, au lieu de regrouper le peu de moyens et enseignants compĂ©tents dont le pays dispose dans de grands pĂŽles universitaire par spĂ©cialitĂ© (mĂ©dicine, lettres, Ă©conomie et gestion, etc.) quitte Ă le repartir sur plusieurs rĂ©gions du territoire, a dĂ©cidĂ© au contraire la crĂ©ation dâun grand nombre dâinstitutions universitaires dans pratiquement tous les gouvernorats et villes du pays, chacune disposant en consĂ©quence de peu de moyens et cadres pĂ©dagogiques pour dĂ©livrer un enseignement supĂ©rieur qui mĂ©rite son nom.
Pour plaire Ă Ben Ali, tous les ministres qui se sont succĂ©dĂ©s Ă la tĂȘte du ministĂšre de lâEnseignement supĂ©rieur et de la Recherche scientifique ont privilĂ©giĂ© la quantitĂ© au dĂ©triment de la qualitĂ© des diplĂŽmĂ©s et le rĂ©sultat est lĂ vingt ans aprĂšs : des centaines de milliers de diplĂŽmĂ©s, dont la formation et le niveau dâemployabilitĂ© sont mĂ©diocres et dont 40% sont des chĂŽmeurs de longue durĂ©e, et sur lesquels notre PrĂ©sident compte pour gagner son pari de compter sur nous-mĂȘmes ! (A ce sujet, je peux raconter une anecdote triste mais vraie : le gardien du jour de la rĂ©sidence oĂč jâhabite Ă El-Manar, la rĂ©sidence Kenz pour ne pas la nommer, est titulaire dâun master en finances internationales, qui aprĂšs 10 ans de chĂŽmage, sâest rĂ©signĂ© Ă accepter ce poste de gardien pour payer au moins ses cigarettes et son cafĂ©, m a t il dit!)
La productivité du travail
A ce sujet, je me suis amusĂ© (mais au vu des rĂ©sultats jâai rĂ©alisĂ© que ce nâĂ©tait pas un vraiment drĂŽle et mĂȘme le contraire) dans ce mĂȘme article citĂ© plus haut «ArrĂȘtons de mendier et mettons-nous au travail » que jâavais publiĂ© en pleine pĂ©riode de nĂ©gociations avec le FMI, Ă calculer le nombre dâheures travaillĂ©es par jour en moyenne par an par un Tunisien en Ăąge actif, en tenant compte du taux de chĂŽmage, de trois mois travaillĂ©s Ă mi-temps (deux mois lâĂ©tĂ© plus le mois de Ramadan), du nombre de jours fĂ©riĂ©s et de weekend par an et dâun mois de congĂ© annuel par travailleur: je suis arrivĂ© Ă un rĂ©sultat de 2,83 heures par jour ! Encore je nâavais tenu compte des congĂ©s de maladies plus ou moins simulĂ©es, ni du nombre de fois oĂč les employĂ©s, tant du secteur public que privĂ©, arrĂȘtent de travailler pour faire leurs priĂšres sur place ou en allant Ă la mosquĂ©e, ou sortir fumer une cigarette en discutant du dernier match entre lâEspĂ©rance et lâĂtoile, ou du temps passĂ© Ă lire un journal ou au tĂ©lĂ©phone Ă jacasser, etc.
Il faut bien reconnaitre que, culturellement parlant, le travail ne figure pas en haut de lâĂ©chelle des valeurs dans notre sociĂ©tĂ©, comme câest le cas dans beaucoup de pays tels que lâAllemagne ou les Etats-Unis oĂč jâai personnellement relevĂ©, Ă lâoccasion de mes sĂ©jours dans ces pays, Ă quel point les gens sont fiers dâavoir bien accompli leur travail et comptent lĂ -dessus pour montrer dans lâĂ©chelle sociale.
Chez nous, câest celui ou celle qui sait travailler le moins et sait se dĂ©brouiller le plus qui grimpe le plus dans lâĂ©chelle sociale et en est mĂȘme fier.
Il est clair que cette dĂ©saffection pour le travail en tant que valeur sociale ne joue pas en faveur de la rĂ©ussite de la stratĂ©gie de compter sur nous-mĂȘmes dĂ©cidĂ©e par notre PrĂ©sident.
Kais SaĂŻd peut vaincre le FMI mais pas les lois Ă©conomiques
Notre PrĂ©sident peut se moquer des agences de notation internationales en les qualifiant dâ«Oumek Sannafa» (cuisiniĂšres) , proposer le calcul dâun autre agrĂ©gat Ă©conomique quâil appelle Produit IntĂ©rieur du Bonheur (PIB) au lieu et Ă la place du PIB (Produit IntĂ©rieur Brut), mettre en cause les modalitĂ©s mĂȘmes de calcul du PIB (voir ma rĂ©ponse Ă ce sujet dans mon article intitulĂ© «Le PrĂ©sident Kais SaĂŻed a-t-il raison de mettre en cause les modalitĂ©s de calcul du PIB ?» ), et mĂȘme amuser les chefs dâEtat du G20 en inversant les noms des personnages de Laurel et Hardy dans le film amĂ©ricain du mĂȘme nom, il nâen demeure pas moins que les lois Ă©conomiques sont impitoyables et que nous le payerons trĂšs cher !
Je ne terminerais pas cet article sans une note humoristique : je me sens rajeunir de 50 ans Ă chaque fois que jâĂ©coute les discours de notre PrĂ©sident (que je ne rate jamais pour essayer de comprendre sa psychologie, faute de pouvoir suivre ses raisonnements Ă©conomiques). En effet, il me rappelle mes annĂ©es dâĂ©tudiant Ă la Sorbonne quand, portant la barbe de Che Guevara (câĂ©tait lâidole de la plupart des jeunes de lâĂ©poque et jâavais son poster collĂ© au mur de toutes les chambres dâĂ©tudiant dans lesquelles jâavais habitĂ©es) et fumant les unes aprĂšs les autres les cigarettes de marque Gauloises , je veillais jusquâĂ minuit dans les cafĂ©s du Quartier Latin avec dâautres Ă©tudiants, Ă dĂ©truire et reconstruire le monde plusieurs fois par jour, Ă dĂ©noncer autant lâimpĂ©rialisme amĂ©ricain que le rĂ©visionnisme soviĂ©tique, Ă participer aux dĂ©bats entre trotskistes et maoĂŻstes, etc.
Compte tenu de mon passĂ© dâĂ©tudiant, je suis de ceux qui comprennent le PrĂ©sident quand il rĂȘve dâun monde meilleur comme je le faisais durant ma jeunesse (entre le jeune homme idĂ©aliste que jâĂ©tais et lâhomme blasĂ© et durci par la vie et la pratique de lâĂ©conomie que je suis devenu, je prĂ©fĂšre de loin le premierâŠ), dĂ©nonce ce que Samir Amine, un Ă©conomiste trĂšs connu Ă lâĂ©poque, appelle lâĂ©change inĂ©gal, reproche aux Ă©conomistes dâoublier que derriĂšre les chiffres quâils manipulent il y a des ĂȘtres humains qui souffrent de la pauvretĂ©, exige du FMI dâappliquer une politique plus sociale, et veut mĂȘme renverser lâordre Ă©conomique mondial mis en place en 1944 Ă Bretton Woods et dominĂ© par les AmĂ©ricains, etc.
La seule chose sur laquelle je ne suis pas dâaccord avec lui, câest quâil a tendance Ă oublier quâil nâest plus Ă©tudiant mais un Chef dâEtat, que le Palais de Carthage nâest pas la buvette de la FacultĂ© de droit de Tunis et quâil dĂ©tient entre les mains le sort de 12 millions de tunisiens.
* Economiste, consultant international.
Post Scriptum hors de lâobjet de lâarticle : Jâinvite les lecteurs et lectrices, amateurs et amatrices de poĂ©sie dâordre mĂ©taphysique, Ă me rejoindre sur mon blog «PoĂšmes de la vie» que jâai crĂ©Ă© dans Google. Ils y trouveront des poĂšmes qui sur sujets qui nâont rien Ă voir avec lâĂ©conomie, Kais SaĂŻed, le FMI, etc. Dâailleurs un de mes poĂšmes sâintitule «Jâai appris lâĂ©conomie, mais lâĂ©conomie ne mâa rien appris ».
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