Militant islamiste qui a trĂšs tĂŽt rompu avec le mouvement de Rached Ghannouchi, converti par la suite Ă la «religion» de la dĂ©fense des droits de lâHomme, dont il devint lâun des chantres en Tunisie et dans le monde arabe, Slaheddine Jourchi tĂ©moigne de son Ă©poque, tĂ©moignage prĂ©cieux qui, quoique parfois dĂ©nuĂ© dâobjectivitĂ©, ne saurait ĂȘtre nĂ©gligĂ©.
Dr Mounir Hanablia
On ne peut certes jamais rĂ©sumer la vie dâun homme en des clichĂ©s qui pour ĂȘtre simplificateurs finissent par ĂȘtre simplistes. Et celle-ci mĂ©rite incontestablement quâon sây arrĂȘte, tellement elle est riche dâenseignements permettant de comprendre beaucoup dâĂ©vĂ©nements contemporains. Le surtitre de «TĂ©moignage de lâĂ©poque» est dĂ©jĂ similaire Ă celui dâun cĂ©lĂšbre programme tĂ©lĂ©visĂ© rĂ©servĂ© Ă dâanciens hommes politiques, qui de lâOcĂ©an au Golfe, ont prĂ©sentĂ© aux masses arabes leur version de lâHistoire, orientĂ©s par un commentateur politiquement engagĂ©, dans un petit Ă©mirat qui pour survivre a crĂ©Ă© une chaĂźne de tĂ©lĂ©vision planĂ©taire et installĂ© sur son sol une base de lâarmĂ©e la plus puissante du monde.
Ce livre est lâitinĂ©raire dâun «frĂšre musulman» dissident, chassĂ© de son poste de rĂ©dacteur de la revue Al Maarifa par Rached Ghannouchi pour ses articles critiques peu conformes Ă la ligne dĂ©finie par les dirigeants dâun groupe religieux qui confondait volontairement prĂ©dication et politique et qui recherchait constamment des parrainages extĂ©rieurs, de lâAyatollah Khomeiny Ă Recep Tayyip Erdogan en passant par Hassen Tourabi.
Les pĂ©rĂ©grinations de Slaheddine Jourchi, puisque câest de lui quâil sâagit, lâont conduit, Ă travers la sociĂ©tĂ© civile, la vie associative, le journalisme, les Droits de lâHomme, de lâislamo-gauchisme, une hĂ©rĂ©sie islamiste, vers les chaĂźnes satellitaires et les mĂ©dias arabes en passant par le Forum Ă©conomique mondial de Porto Alegre. Câest dire quâil est incontestablement dâabord figure reprĂ©sentative de son Ă©poque, celle de la mondialisation, Ă laquelle au nom de la justice, de la libertĂ© et de la vĂ©ritĂ©, il a fini par sâarrimer paradoxalement en compagnie de certaines anciennes figures emblĂ©matiques du marxisme, dont la rĂ©demption, pour ne pas dire lâadaptation, a Ă©tĂ© assurĂ©e bon an mal an par la conversion Ă la doctrine nĂ©olibĂ©rale. Mais, ainsi quâen conclut fort justement lâauteur, aucune vĂ©ritĂ© ne saurait ĂȘtre absolue, toute vĂ©ritĂ© doit ĂȘtre relativisĂ©e, et pas seulement dans le domaine du religieux.
Par exemple, le Parti Nida Tounes, «sauveur du pays» contre la dictature obscurantiste, compta dans ses rangs un transfuge dâAl QaĂŻda venu de Belgique, qui avait recrutĂ© pour le compte de lâorganisation terroriste Ă Molenbeek notre compatriote, le fameux Abdessatar Dahmane, lâassassin du cĂ©lĂšbre chef de la guĂ©rilla afghane, Ahmed Shah Massoud, dont la mort allait donner le coup dâenvoi au 11-Septembre 2001. Il nây a pas de quoi en faire un titre de gloire.
Les dĂ©buts de lâislamisme politique en Tunisie
De mĂȘme, ces faits rapportĂ©s dans le temps par les jeunes (lycĂ©ens) de la tendance islamique au tout dĂ©but de la naissance de leur mouvement, concernant «lâĂ©preuve» (dĂ©jĂ la martyrologie) que comme des apĂŽtres ils auraient subie Ă Sousse au cours dâune journĂ©e de prĂ©dication non autorisĂ©e, dans les annĂ©es 1970, lorsque la police les encercla en leur demandant dâoĂč ils venaient et ce quâils faisaient. Si encore il ne sâĂ©tait agi que dâadultes responsables de leurs actesâŠ
DĂ©jĂ le mĂȘme mĂ©pris pour la personne humaine, au nom de la cause, dont un homme aussi Ă©minent que Ahmed Mestiri fera les frais des annĂ©es plus tard aprĂšs la RĂ©volution, aprĂšs avoir refusĂ© en 1987 dâĂȘtre selon ses propres termes le «Mehdi Bazargan» tunisien, lorsque sollicitĂ© en 2014 par le parti Ennahdha pour former un gouvernement, il apprendra par la radio le choix Ă son dĂ©triment de BĂ©ji CaĂŻd Essebsi. A lâĂąge du lycĂ©e, mes parents avaient ĂŽ combien eu raison de me demander de me mĂ©fier dâeux.
En fait, Ă lâĂ©poque, celle de la naissance de lâislamisme, câest le gouverneur de Sousse nommĂ© par Bourguiba, Ahmed Bellalouna, un homme devenu pieux depuis son implication en tant que procureur dans le procĂšs du groupe de Lazhar ChraĂŻti, qui permit au groupe de jeunes prĂ©dicateurs encadrĂ©s par Abdelfattah Mourou de rentrer librement chez eux, fait que lâauteur du livre omet de mentionner, sans doute parce quâil ne sied pas de faire reconsidĂ©rer lâopinion entretenue sur un rĂ©gime dictatorial par dĂ©finition, dont les serviteurs sâavĂšrent capables de faire preuve, Ă dĂ©faut de lâĂ©quitĂ© et de lâhumanitĂ© quâon leur dĂ©nie, de bon sens, en particulier lorsque ce mĂȘme rĂ©gime est «rĂ©puté» ĂȘtre hostile Ă lâislam.
Les années du «féroce» Ben Ali
Quant Ă Ben Ali, câest encore trop dire de prĂ©tendre quâil ne fut quâun dictateur sanguinaire, du moment quâil permit dans les faits la prĂ©sence Ă un forum international des droits de lâhomme Ă Alger, outre lâauteur, celle de lâopposante virulente Sihem Bensedrine, oĂč ils furent les hĂŽtes dâun prĂ©sident algĂ©rien qui, et le livre ne le dit pas, se contentait dâĂȘtre la façade civile des militaires, vĂ©ritables dĂ©tenteurs du pouvoir.
Le fĂ©roce Ben Ali fut ainsi incapable de faire disparaĂźtre la frĂȘle Radhia Nasraoui du paysage, ce qui, indĂ©pendamment de tout calcul politique, tĂ©moignait chez lui dâune certaine Ă©thique, celle de respecter dans une certaine mesure les femmes, du moins celles qui nâĂ©taient pas impliquĂ©es dans le terrorisme.
Ce nâest certes pas de cette façon, en traversant les frontiĂšres avec leurs passeports et en participant Ă des rĂ©unions internationales, que les opposants Ă©taient traitĂ©s sous Pinochet du Chili et Videla de lâArgentine, ni encore sous Kadhafi, Saddam, ou les Assad. Et on peut en dire autant de Bourguiba qui a permis Ă dâanciens condamnĂ©s Ă mort comme Moncef El Materi de voyager et de prospĂ©rer.
Certes Ben Ali crĂ©a une nouvelle association pour combattre la Ligue tunisienne de dĂ©fense des droits de lâHomme (LTDH) et il plaça Ă sa tĂȘte son ancien patron, le ministre de lâIntĂ©rieur qui sâest trouvĂ© ĂȘtre mon propre pĂšre, extrait de sa retraite politique entamĂ©e depuis le dĂ©part de HĂ©di Nouira en 1980, probablement avec lâintention concomitante de le neutraliser. Mon pĂšre nâen fut nullement lâinstigateur, et il nâeĂ»t sans doute dâautre choix que dâendosser ce rĂŽle quâon voulait lui faire jouer, et contre lâavis de sa famille. Il est donc aussi impropre de la nommer 35 ans aprĂšs «lâassociation du Dr Hanablia» , que lâaurait Ă©tĂ© lâappellation «organisation du Dr Marzouki ou du Dr Zmerli» pour la LTDH.
Du reste, lâinvraisemblance de lâaffaire, son ridicule mĂȘme, issu de lâesprit tourmentĂ© de Ben Ali, torpilla le projet qui finit par sâĂ©crouler de lui-mĂȘme, et lâassociation ne servit nullement de tremplin aux islamistes rĂ©cusĂ©s par la LTDH ainsi quâil a Ă©tĂ© prĂ©tendu, pour investir le domaine des droits de lâHomme.
PressĂ©s dâarriver au pouvoir
Evidemment le livre est riche en anecdotes, parfois Ă©quivoques, qui parfois font sourire. Ainsi en est-il de BĂ©ji CaĂŻd Essebsi expliquant que Mohsen Marzouk Ă©tait trop pressĂ© dâarriver au pouvoir et que de son temps, celui de Bourguiba, lui-mĂȘme avait dĂ» apprendre le mĂ©tier sous lâautoritĂ© de personnes plus expĂ©rimentĂ©es, telles Taieb Mehiri. Sâil en est ainsi, au nom de quels principes politiques Youssef Chahed et Hafedh CaĂŻd Essebsi ont-ils assumĂ© les responsabilitĂ©s qui furent les leurs pour mener leur parti et derriĂšre lui le pays vers lâimpasse et le discrĂ©dit?
Lâauteur reconnaĂźt en avoir voulu Ă lâambitieux et Ă©quivoque Marzouk lorsque celui-ci lâavait abandonnĂ© au milieu du guĂ© de la libertĂ© individuelle et de lâĂ©galitĂ© aprĂšs lây avoir embarquĂ©, en le laissant seul face Ă la vindicte islamiste. Mais la trahison en politique nâa pas de limites. Ainsi en est il de Abdelfattah Mourou abandonnant ses amis dâEnnahdha aprĂšs lâaffaire de Bab Souika dont il fut payĂ© en retour en tant que candidat Ă la prĂ©sidence par le report des voix nahdhaouis vers Kais SaĂŻed. Il est vrai que lâattaque contre le local du RCD qui fit un mort fut concomitante de lâapogĂ©e de la vague islamiste du FIS en AlgĂ©rie, ce que lâauteur ne dit pas expressĂ©ment, mĂȘme si par ailleurs, il rapporte que Ben Ali craignait beaucoup lâĂ©volution politique de ce pays.
Pour autant, quoique notoirement liĂ© au renseignement amĂ©ricain, fait vrai et rĂ©el rĂ©cusĂ© par lâauteur faute de preuves, et entamant un processus de normalisation inachevĂ© avec lâEtat sioniste, Ben Ali nâa pas permis lâinstallation de bases militaires Ă©trangĂšres en Tunisie, et a mĂȘme envoyĂ© sur les roses la sĂ©millante Condoleeza Rice, secrĂ©taire dâEtat de Bush fils, qui lui demandait lâouverture dâun institut de la dĂ©mocratie, en lâinvitant Ă le faire plutĂŽt Ă Tel Aviv. Cheikh Sek ou Dardouri furent-ils les artisans de la «RĂ©volution» ? On ne comprend pas ce quâune telle hypothĂšse peu vraisemblable vienne faire dans le rĂ©cit de la chute du rĂ©gime, dont Rachid Ammar fut une figure centrale. Et la prise en charge psychologique de la population (comitĂ©s de quartiers) au nom de la lutte contre les fameux snipers, ainsi que la canalisation de lâhostilitĂ© de la foule contre les demeures du clan dĂ©chu, laissent plutĂŽt deviner une prĂ©paration minutieuse de la chute du rĂ©gime.
Le légalisme des Tunisiens
Lâauteur eut la sagesse politique de ne pas sây engager avec lâautre Ghannouchi, le Premier ministre, et de se tenir Ă lâĂ©cart. Cependant, dans son livre il montre une rĂ©ticence incontestable Ă relater certains dĂ©tails importants de ces journĂ©es rĂ©volutionnaires. Ainsi passe-t-il sous silence le retrait irresponsable des forces de sĂ©curitĂ© dans leurs casernes pendant plusieurs mois, qui au lieu de mettre le pays Ă feu et Ă sang dans le cadre dâune stratĂ©gie Ă lâalgĂ©rienne du retour au tout sĂ©curitaire, prĂ©para le raz-de-marĂ©e islamiste de la Constituante. MalgrĂ© cela, et en dĂ©pit de la «Arouchia» dont il rapporte un Ă©vĂ©nement, les affrontements de Redeyef, pour mettre en exergue le rĂŽle de son ami Abdelfattah Mourou dans le retour au calme, câest plutĂŽt le lĂ©galisme des Tunisiens en lâabsence de toute autoritĂ© qui a empĂȘchĂ© le bain de sang. Et il faut dâautant plus le souligner, que les mosquĂ©es Ă©taient tombĂ©es sous la coupe des salafistes.
«Arouchia» ? Il faudrait peut-ĂȘtre nommer ainsi la protection dont, en tant que cousin de Wassila, un dĂ©tail que jâignorais, Hassib Ben Ammar nâa pas cessĂ© de bĂ©nĂ©ficier, et qui propulsa lâauteur vers les sommets que son propre talent, aussi grand soit il, nâaurait pu atteindre seul.
Mais les plus graves omissions du livre furent dâune part le rĂŽle du gouvernement dâEnnahdha dans lâenvoi des djihadistes en Syrie mis Ă tort au dĂ©bit des salafistes jihadistes qui sâen sont toujours dĂ©fendus (Abou Yadh) en Ă©voquant un complot pour se dĂ©barrasser de leur prĂ©sence, et dâautre part la mystĂ©rieuse tentative de placer Mourou Ă la tĂȘte du pays aprĂšs la premiĂšre mort (fausse) du prĂ©sident de la RĂ©publique, et la disparition du prĂ©sident de lâAssemblĂ©e des reprĂ©sentants du peuple (ARP).
Il est vrai que lâauteur avait publiquement dĂ©fendu Ă la tĂ©lĂ©vision le droit au retour des membres de Daech dans leur pays, sans autre mesure Ă leur encontre quâune surveillance administrative. Quant Ă lâappui apportĂ© au prĂ©sident Kais SaĂŻed, il faut aussi le nuancer : il demeure en effet difficile de faire la diffĂ©rence entre coup dâEtat civil et militaire. Lâexemple Ă©difiant est naturellement et une fois encore le pouvoir militaire en AlgĂ©rie qui a une apparence civile. Mis Ă part cela, Ă©voquer le «massacre des juges» , appelle certaines prĂ©cisions, aussi outranciĂšre cette expression puisse-t-elle ĂȘtre; si les juges se sont soumis, il ne faut pas leur en jeter la pierre, câest simplement parce que les avocats, pour des raisons purement corporatistes, leur ont claquĂ© la porte du Barreau au nez.
Le livre est riche en rencontres avec des personnalitĂ©s Ă©minentes, le plus souvent du Maghreb ou du Moyen Orient, avec une nette prĂ©dilection pour tous les critiques de lâislamisme, ceux recherchant une nouvelle voie vers la comprĂ©hension de la religion, hors des sentiers battus de la tradition, et mĂȘme des membres de sectes considĂ©rĂ©es comme hĂ©rĂ©tiques. Câest Ă son honneur. Ceux qui y laissĂšrent leurs vies ou sâĂ©garĂšrent furent pour la plupart des opposants aux rĂ©gimes politiques de leurs pays, tels Jarallah Omar, le Gandhi du YĂ©men, Mansour Al-Kikhia, le pacifiste Libyen, ou Massoud Rajavi, lâIranien, chef des Mujahedeen-e-Khalq, le mouvement qui constitua un moment une source dâinspiration pour les islamo-gauchistes de la revue 15/21 . Rajavi, partisan de la violence, finit par se fourvoyer avec Saddam et la CIA contre son propre pays.
On ne reviendra pas sur lâopinion exprimĂ©e sur Hassan Nasrallah, considĂ©rĂ© par quelques uns comme un agent iranien, et qui fut beaucoup plus que cela, ni sur le rĂŽle passĂ© sous silence dâAhmed Ben Bella dans la provocation qui poussa le FIS algĂ©rien vers la voie de la grĂšve gĂ©nĂ©rale et de la violence.
Il reste Ă©videmment la derniĂšre question qui se pose, celle de lâallĂ©geance, due Ă la nation ou aux droits de lâHomme. Le problĂšme des droits de lâHomme est Ă©videmment leur instrumentalisation par les puissances impĂ©rialistes en tant que moyens de pression contre les gouvernements qui refusent leur diktat, comme par exemple dans la question Ă©pineuse du genre. Et leurs reprĂ©sentants risquent dâapparaĂźtre, tout comme le sont devenus les cardiologues, comme une caste privilĂ©giĂ©e supranationale ambassadrice du libĂ©ralisme Ă©conomique de lâĂ©cole de Chicago, jalouse avant tout de ses privilĂšges. Ils prĂȘtent ainsi souvent le flanc aux coups des dictatures quâils prĂ©tendent combattre.
Le temple des droits de lâHomme
Il y a donc les droits de lâHomme, ceux de tout individu de jouir de lâhabeas corpus , de lâassurance dâun procĂšs Ă©quitable, qui est une chose relevant du droit, de la culture, de lâĂ©volution des mentalitĂ©s, et il y a la religion du Temple des droits de lâHomme, liĂ©e Ă des organisations financĂ©es par le dĂ©partement dâEtat, la CIA, des fondations et des forums amĂ©ricains privĂ©s, qui dĂ©noncent mais sĂ©lectivement en fonction des intĂ©rĂȘts en jeu. Câest lĂ toute lâambiguĂŻtĂ© de la question.
En dĂ©pit de tout, il faut reconnaĂźtre Ă lâauteur tout au long de sa vie, mĂȘme face Ă la maladie, un courage et une rĂ©silience qui forcent le respect, et son livre constitue un tĂ©moignage prĂ©cieux qui, quoique parfois dĂ©nuĂ© dâobjectivitĂ©, ne saurait ĂȘtre nĂ©gligĂ©.
* MĂ©decin de libre pratique.
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