Si le dernier avatar du colonialisme occidental, IsraĂ«l, a conduit une politique de massacres et dâexpulsion des populations avec lâaide active des pays occidentaux, au vu et au su du monde, sans susciter les rĂ©actions que les lois internationales eussent dĂ» permettre, câest bien parce que lâimaginaire occidental actuel, en dĂ©pit de son attachement proclamĂ© Ă la laĂŻcitĂ© et aux droits de lâhomme, continue dâĂȘtre habitĂ© par les vieux dĂ©mons de lâEglise de Rome.
Dr Mounir Hanablia *
On oublie trop souvent que la prĂ©sence arabe en Espagne ne se limita pas quâĂ lâAndalousie, et quâau nord de la riviĂšre Ebre, le peuplement arabe avait Ă©tĂ© considĂ©rable et quâil sâĂ©tait accompagnĂ© dâun essor civilisationnel non moins important.
Cependant, le fait fondamental de lâhistoire de lâIslam dans la pĂ©ninsule ibĂ©rique est le flop politique issu de lâĂ©clatement du Califat Omeyade en une trentaine de citĂ©s-Ă©tats aprĂšs la Fitna (ou discorde), souvent en lutte les unes contre les autres, et le re-basculage stratĂ©gique qui en rĂ©sulte au profit des royaumes chrĂ©tiens au nord de lâEbre et du Duero dont lâacquittement dâun tribut annuel Ă leur profit constitue le symbole le plus Ă©vident.
Ager est la premiÚre ville arabe à tomber aux mains des chrétiens, en 1036, soit environ 25 ans aprÚs le début de la Fitna.
En 1064, la petite ville arabe musulmane de Barbastro, dĂ©pendante de la ville de Saragosse sous lâautoritĂ© de la dynastie arabe des Ben Noun, situĂ©e au nord de la riviĂšre Ebre, non loin de Huesca, est prise et repeuplĂ©e par les chrĂ©tiens, sa population musulmane est massacrĂ©e, et rĂ©duite en esclavage.
Cette conquĂȘte fut menĂ©e par des Français dâAquitaine, de Champagne et de Bourgogne, ainsi que par des Normands venus dâItalie et de Sicile. Ils Ă©taient accompagnĂ©s de quelques contingents catalans locaux originaires de Ribagorce et dâUrgel.
Guerre sainte et djihad en Espagne
Cette coalition europĂ©enne rĂ©unie Ă lâinitiative du Pape et de lâĂ©glise de Cluny Ă©tait renforcĂ©e par les liens familiaux et matrimoniaux unissant la noblesse de Catalogne et des petits royaumes montagnards dâAragon, Ă celle du nord des PyrĂ©nĂ©es, BĂ©arn, Toulouse, Aquitaine, Gascogne.
La prise de Barbastro traduisait plus une rĂ©action conjoncturelle contre la mort du Roi Ramirez tuĂ© lors de la conquĂȘte de Grau une annĂ©e auparavant quâune vĂ©ritable entreprise de reconquĂȘte contre les musulmans ou une rĂ©pĂ©tition gĂ©nĂ©rale des Croisades qui ne surviendraient quâen 1095.
Il demeure licite de se demander pourquoi le petit royaume pyrĂ©nĂ©en dâAragon bien abritĂ© entre les hauts sommets et les vallĂ©es encaissĂ©es tracĂ©es par les cours des nombreuses riviĂšres en dĂ©valant, dĂ©limitant de nombreux plateaux et des massifs calcaires, sâest un beau jour lancĂ© dans une expansion irrĂ©sistible vers le sud Ă travers ces vallĂ©es, le conduisant inĂ©vitablement Ă des heurts avec lâĂ©mirat de Saragosse Ă©tabli le long de la riviĂšre Ebre jusquâĂ son embouchure, et au-delĂ , avec le Royaume de Valence.
Cependant, il ne faut pas oublier que lâarrimage de lâIbĂ©rie Ă lâEurope ne sâĂ©tait pas rĂ©alisĂ© que par la conquĂȘte romaine, et plus tard Wisigothique, ni mĂȘme par la christianisation, Ă©tant donnĂ© que lâArianisme avait prĂ©valu dans le royaume de TolĂšde pendant deux siĂšcles, et que la conversion au catholicisme y avait Ă©tĂ© tardive.
Câest surtout lâoccupation de la Catalogne par les armĂ©es de Charlemagne et son rattachement au Royaume franc (chrĂ©tien catholique) par lâĂ©tablissement du comtĂ© de Barcelone qui en avait fait une marche europĂ©enne vers la terre que les Romains avaient nommĂ©e Espagne.
Ainsi se profile lâidĂ©e que le concept de lâEurope est Ă©troitement liĂ© Ă lâautoritĂ© de Rome, dont le pape serait le reprĂ©sentant lĂ©gitime selon la (fausse) donation de Constantin. Cet argument liĂ© Ă lâHistoire (Nicolas Sarkozy lâavait Ă©voquĂ© pour justifier le rejet de la candidature turque Ă lâentrĂ©e dans la communautĂ© europĂ©enne) est pourtant totalement occultĂ© par lâouvrage qui insiste sur la responsabilitĂ© du Pape, dans le massacre de Barbastro, ainsi quâil faudrait lâappeler, mais dans un cadre autre que la Croisade ou la ReconquĂȘte espagnole, et plutĂŽt apparentĂ© Ă la guerre au sud de lâItalie et en Sicile contre les musulmans (mais aussi les Byzantins) menĂ©e par les Normands, que la Curie romaine observe aux premiĂšres loges.
Le recul continu de lâIslam dans la pĂ©ninsule ibĂ©rique
Cependant, la chute Barbastro, qui sâest accompagnĂ©e de celle de Coimbra dans le nord du Portugal (au bĂ©nĂ©fice du LĂ©on), rĂ©veille de grandes inquiĂ©tudes chez les musulmans, et de vives critiques contre lâimpĂ©ritie de leurs dirigeants. Câest pourquoi le sultan de Saragosse El Muqtadir reconquiert la ville neuf mois plus tard et interrompt la livraison du tribut. Cette dĂ©faite chrĂ©tienne a Ă©tĂ© justifiĂ©e selon lâEglise, par les exactions commises par les chrĂ©tiens contre la population lors de la conquĂȘte, en particulier par le viol des femmes musulmanes, qui aurait entraĂźnĂ© le chĂątiment divin, celui du retour des musulmans.
La ville ne sera dĂ©finitivement perdue pour lâIslam que 35 ans plus tard, soit au moment de la chute de JĂ©rusalem aux mains des CroisĂ©s, alors que la ville de Saragosse le sera en 1118 mettant un terme final Ă la souverainetĂ© de lâIslam dans la rĂ©gion de lâEbre.
Ce recul continu de lâIslam dans la pĂ©ninsule ibĂ©rique est donc liĂ© Ă la disparition de lâEtat unitaire (Califat Omeyade) capable de fournir lâeffort matĂ©riel, humain, fiscal, financier, militaire, culturel aussi, nĂ©cessaire pour porter la guerre annuellement dans les royaumes chrĂ©tiens du Nord. En fut-il la raison ou la consĂ©quence? Il est lĂ©gitime de se le demander du moment que lâunification de lâEtat Espagnol ne fut rĂ©alisĂ©e quâĂ lâachĂšvement de la ReconquĂȘte avec la chute de Grenade en 1492, et nullement Ă son dĂ©but.
NĂ©anmoins, il faut convenir que la conquĂȘte de Santiago de Compostela, la ville sainte des Espagnols, en 1002, par les troupes dâAl Manzor, ne laissait en rien prĂ©sager le futur effondrement de lâIslam. Dâautant que les Royaumes chrĂ©tiens du Nord nâĂ©taient pas en reste en Ă©tant souvent en lutte les uns contre les autres, et en sâalliant aux musulmans, et pas seulement dans les querelles intestines de ces derniers.
Il est vrai que lâhabitude de lâĂ©poque Ă©tait de se faire rĂ©tribuer ses services soit en territoires, soit sous forme de tributs, et pas seulement dans la pĂ©ninsule ibĂ©rique. Mais prĂ©tendre que lâidĂ©e fut Ă lâorigine dĂšs le dĂ©part dâexpulser les musulmans nâest pas corroborĂ© par les rĂ©alitĂ©s. Et lâexemple du Cid Rodrigue de Bivar venu combattre aux cĂŽtĂ©s de lâĂmir de Saragosse contre les Navarrais ou les Aragonais en est la preuve.
Câest lâEglise Catholique qui semble donc avoir inspirĂ© cette idĂ©e de guerre sainte, pour les raisons dĂ©jĂ citĂ©es, dâautant quâun changement liturgique sâĂ©tait opĂ©rĂ© du Wisigothique vers le Latin dans les royaumes espagnols, renforçant considĂ©rablement lâinfluence de Rome.
Il nâen demeure pas moins que lâessor dĂ©mographique dans les Royaumes du Nord qui a permis lâexpansion vers le Sud bien plus peuplĂ© demeure Ă©nigmatique. Fut-il le rĂ©sultat dâune inversion des courbes de natalitĂ© peu envisageable dans des rĂ©gions pauvres en terres agricoles et dont lâhygiĂšne des populations Ă©tait rudimentaire et qui ne pourrait sâexpliquer que par une Ă©pidĂ©mie de grande ampleur?
En tous cas, force est de constater que les victoires militaires du Nord sâaccompagnent toujours dâune colonisation des territoires en modifiant les rĂ©alitĂ©s humaines, de lâĂ©dification dâouvrages dĂ©fensifs rendant le retour des musulmans trĂšs difficile, et de franchises dont bĂ©nĂ©ficient les colons, en particulier sur le plan juridique par la levĂ©e des peines et la libĂ©ration de lâesclavage et du servage, et aussi sur le plan fiscal par lâexemption des taxes.
A titre de comparaison, les victoires militaires musulmanes pour innombrables quâelles eussent Ă©tĂ© nâĂ©taient que rarement suivies dâinstallation de colons. Tout au plus laissait-on quelques garnisons dans les territoires occupĂ©s chargĂ©s de prĂ©lever la Jizya et dâadministrer le territoire.
Pour reprendre lâexemple prĂ©cĂ©dent, la conquĂȘte de Santiago par Almanzor nâa pas entraĂźnĂ© de massacres, ni lâarabisation ou lâislamisation du territoire. Il aurait fallu pour cela dâautres conditions qui nâont pas Ă©tĂ© rĂ©unies.
On peut mĂȘme affirmer que malgrĂ© lâimportance symbolique de cette conquĂȘte aucun effort dâislamisation nây a Ă©tĂ© entrepris ce qui dĂ©montre que la conversion des populations nâen a pas toujours constituĂ© le mobile, contrairement au pillage qui obĂ©issait souvent Ă des considĂ©rations militaires ou stratĂ©giques visant Ă appauvrir lâadversaire.
Mais si on en revient aux questions dĂ©mographiques, les Taifas, du fait des guerres entre Fatimides, Abbassides, Byzantins, et turcs, en Orient, se sont retrouvĂ©es isolĂ©es Ă un moment oĂč lâidĂ©ologie europĂ©enne inventĂ©e par lâEglise conduisait de plus en plus les chevaliers en quĂȘte de terres, dâhonneurs, de richesses, hors de leurs contrĂ©es natales, pour spolier les musulmans.
Aux origines du colonialisme occidental
Il y a donc dĂ©jĂ un sĂ©rieux doute sur lâorigine des chrĂ©tiens qui «chassĂšrent les Arabes dâEspagne» , si on veut soupeser la lĂ©gitimitĂ© historique de la chose.
Lâaffaire de Barbastro fournit donc la preuve de lâimplication des populations autres quâIbĂ©riques dans cette guerre, et on est en droit de supposer que, quoiquâon en dise, les guerriers venus des quatre coins de lâEurope le faisaient pour avoir des terres, sâinstaller, et faire partie de la noblesse locale, ce qui conduisait inĂ©vitablement Ă leur assimilation. Cela fournit donc un dĂ©but dâexplication au mystĂšre dĂ©mographique considĂ©rĂ©.
Il nâen demeure pas moins que ce massacre de Barbastro semble constituer un tournant, une tache sanglante, dans les relations Ă©tablies jusque-lĂ entre chrĂ©tiens et musulmans, quand le but de la guerre nâĂ©tait pas de changer les rĂ©alitĂ©s dĂ©mographiques par le massacre, mais dâacquĂ©rir des territoires et dâen retirer des revenus.
Câest donc lâinterfĂ©rence de lâEglise dans la politique des royaumes qui a finalement transformĂ© la symbolique et la narration de la guerre dans la pĂ©ninsule ibĂ©rique, qui de civile, est devenue religieuse. Qui plus est Barbastro, quoique finalement occultĂ©e, allait constituer le point de dĂ©part dâune tradition fĂącheuse que les Croisades ne feraient que consolider dans les relations entre musulmans et chrĂ©tiens, dont les pays occidentaux sâinspireraient souvent, Ă lâĂ©poque de la colonisation.
Ainsi, si le dernier avatar du colonialisme occidental, IsraĂ«l, a conduit une politique de massacres et dâexpulsion des populations avec lâaide active des pays occidentaux, au vu et au su du monde, sans susciter les rĂ©actions que les lois internationales eussent dĂ» permettre, câest bien parce que lâimaginaire occidental actuel, en dĂ©pit de son attachement proclamĂ© Ă la laĂŻcitĂ© et aux droits de lâhomme, continue dâĂȘtre habitĂ© par les vieux dĂ©mons de lâEglise de Rome, qui un jour apparurent sur les rives du Vero, Ă Barbastro.
Si lâHistoire nâexplique pas tout, elle peut aider Ă comprendre.
* MĂ©decin de libre pratique.
ââBarbastro, 1064. Guerre sainte et djihad en Espagneââ de Philippe SĂ©nac et Carlos Laliena Corbera, Ă©ditions Gallimard, Paris, 19 avril 2018, 240 pages.
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