Ouissem Moalla et Jérémie Descamps : un duo créatif explore les méandres de l’espace urbain
Depuis 2023, le duo “Processus” porté par Ouissem Moalla, artiste plasticien-visuel et Jérémie Descamps, urbaniste et docteur en géographie, explore les représentations mentales de l’espace et du territoire, la mémoire collective des lieux, au travers des protocoles de recherche-création. Par le prisme des portes urbaines, ils sondent ensemble les notions de seuil, de passage, de frontière, ce qui les amènent à interroger celles du territoire.
En résidence à la Villa Salammbô de l’Institut Français de Tunisie (Sousse), depuis le 15 novembre 2024 ils ont lancé le projet “Impressions d’Espaces”, un travail hybride entre art et sciences humaines et sociales sur le dispositif de la porte urbaine, notamment à travers la flânerie. Leur centre d’intérêt : les portes urbaines de trois médinas tunisiennes.
Le résultat de leur travail, dévoilé le 21 décembre 2024 au grand public est un corpus artistique et scientifique composé d’inventaires et d’un recueil d’impressions par captations sonores.
Dans une interview accordée l’agence TAP, Ouissem Moalla et Jérémie Descamps parlent de leurs déambulations “Impressions d’Espaces”, des portes des médinas de Tunis, Sousse et Sfax et comment la recherche menée sur les villes tunisiennes a nourri l’idée d’un “Livre des Portes”.
Ouissem Moalla s’intéresse dans son œuvre aux questions de mémoire et puise dans la culture populaire, littéraire, les mythes, les grands textes avec en filigrane la question du langage. Cela se matérialise par des performances, installations et peintures où il questionne l’espace et son rapport avec les lieux.
Sinologue et urbaniste, Jérémie Descamps combine recherches en sciences humaines et sociales et pratique artistique pour exprimer son regard sensible sur l’espace.
Interview :
Qu’est-ce qui vous a inspiré tout d’abord à travailler sur le thème des portes et des seuils ?
A l’origine, nous développons une discussion informelle autour de philosophes que nous affectionnons, comme Pierre Sansot et Walter Benjamin, dont le point de convergence est peut-être l’évocation poétique de lieux, de seuils, de frontières visibles et invisibles qui font la ville, qui font de nous des urbains. Ce qui nous intéresse par rapport au dispositif de la porte urbaine comme angle d’interprétation des liens et ruptures qui s’opèrent dans la ville, c’est la méthode d’observation de la porte urbaine, la flânerie et le recueil d’impressions à vif et des projections qui émanent du lieu. L’incidence des portes sur l’évolution, le vécu et la perception d’une ville, à différentes périodes de l’histoire, est indéniable. Elles concentrent des flux continus, entrant, sortant, stagnant, piétinant, se prosternant, créant un sillage qui reste palpable par les routes qu’elles ont su tracer. Les portes sont des repères géographiques et symboliques qui ont imprégné la mémoire individuelle et collective un temps donné. C’est en cela que les portes urbaines et les lieux dont ils portent encore le nom sont des espaces de choix pour celui qui s’intéresse à différentes dimensions de l’espace. D’une part les dimensions liées à la mémoire, à l’imaginaire et aux mythes, d’autre part celles qui portent sur la géographie, l’occupation de l’espace et la notion d’urbanisme.
Pouvez-vous nous expliquer votre démarche art-science dans l’approche de l’espace urbain à travers les portes ?
Dans ce projet, nous nous nourrissons l’un et l’autre de nos références, construisons un propos théorique sur les portes qui puise dans l’urbanisme, la géographie, la philosophie, l’histoire, l’art, l’histoire de l’art, la sociologie ; nous faisons converger nos réflexions et méthodes, parfois opposées, pour tenter de faire émerger une forme “inédite”, cette “forme qui pense”, pour reprendre les mots de Godard. Parfois les rôles s’intervertissent, l’artiste alimentant le texte théorique et l’urbaniste envisageant la forme artistique, dans un flot d’échanges et de discussions continus, la plupart du temps informels. Mais là où nous nous retrouvons peut-être pleinement, c’est sur la pratique du terrain, la (re)connaissance du site observé, sur lequel nos aptitudes à récolter des données sensibles, infimes ou évidentes, se révèlent au grand jour.
Pourquoi avoir choisi les portes des médinas de Tunis, Sfax et Sousse comme terrains d’exploration pour ce projet ?
Parmi les villes modernes que nous avons étudiées dans le cadre de notre recherche, certaines villes tunisiennes se distinguent par la conservation de leurs portes urbaines et, pour certaines, leurs fonctionnalités en tant que seuil d’entrée dans la ville ancienne (Bled El ‘arbi). A travers ces portes, une autre lecture de la ville apparaît comme un sous-texte de l’urbanisme moderne qui s’est développé autour de la médina. C’est une histoire officielle et culturelle qui se raconte et dévoile la centralité de la Tunisie dans l’histoire mondiale à travers les conflits, les conquêtes, les migrations et les multiples colonisations. Chaque pouvoir bâtissant, creusant, détruisant et restaurant les seuils au gré de ses besoins. En effet, si l’on examine ces portes, nous percevons bel et bien le passage du temps : des pierres datant de l’antiquité pour l’une, des inscriptions laissées par les Arabes ou les Ottomans pour d’autres, ou encore des traces des restructurations urbaines de la modernité européenne.
En quoi les récits et les scènes de vie des habitants autour de ces portes enrichissent-ils la démarche de votre projet ?
Dans les encadrements de ces architectures, nous sommes effleurés par des passants. Un transporteur lourdement chargé acheminant des marchandises dans les ruelles sinueuses de la médina de Sfax depuis Bab El Jebli, un guide touristique traversant plusieurs fois par jour celle de Sousse pour faire visiter le Ribat et la Medresa Zakkak; à Tunis, deux chibanis flâneurs se rendant quotidiennement au café en traversant le marché des ferronniers par Bab El Jedid.
Et si l’on allait jusqu’à questionner un Sfaxien de passage par Bab El Diwan (Bab el Bhar, ou Porte de la Mer) sur sa relation à ce lieu, il répondrait “Le café de la Régence”; le marchand de poisson, lui, nous parlerait de la superposition des bandes colorées qui se forment dans le ciel à chaque aube, en attendant la livraison de sa marchandise au port; le vieillard évoquera sa course sur les toits des habitations de la médina longeant les fortifications, quand jadis, enfant, il logeait en son sein.
Ce sont ces ensembles d’images et de représentations, attachés aux lieux et à leur symbolique, qu’il s’agit de retranscrire visuellement – chimères que seul un travail artistique est à même de révéler.
Que révèlent justement ces images et représentations par rapport aux mutations urbanistiques à Tunis, Sfax et Sousse surtout que l’artiste comme vous dites a le pouvoir de décaler le regard, de renouveler l’observation de l’espace par des méthodes visuellement innovantes ?
Réponse : La richesse des données récoltées auprès de la population nous paraît des plus significatives vu les mutations urbanistiques que l’on peut déjà observer dans les villes tunisiennes. Si la médina de Sfax conserve un socle historique et sa vie populaire, celui-ci tend à se dégrader par manque d’entretien et les questions de sécurité se posent lorsqu’il s’agit d’évoquer sa pérennité dans le temps. Au nord, le patrimoine de Sousse a été sauvé par sa prédestination au tourisme et son classement à l’UNESCO, ce qui a permis sa restauration. Cependant, la médina est victime de ce tourisme et tend à devenir un paysage de carte postale dont les habitations et les commerces perdent peu à peu leur authenticité. Tandis que Tunis jouit d’une intégration réussie de sa médina dans un tissu urbain moderne et dont la vie continue d’alimenter la culture et l’imaginaire collectif. Ainsi, ces trois villes offrent un spectre suffisamment représentatif des différentes typologies et conditions des médinas tunisiennes.
La médina est symbolisée par ses portes, elles illustrent parfaitement les paradoxes de notre civilisation : symboles ambigus, elles sont à la fois des jonctions vitales et des dispositifs d’exclusion, révélant les contrastes entre le centre-ville et la périphérie, parfois en miroir inversé, et mettant en lumière des thèmes cruciaux comme la mobilité, l’inclusion et la diversité urbaine, culturelle…
Vous avez exploré des portes dans d’autres contextes, comme à Mulhouse. Quelles différences ou similitudes avez-vous constatées entre ces lieux et les médinas tunisiennes ?
Le cas de Mulhouse n’est comparable à aucune des villes tunisiennes sur lesquelles nous avons travaillé. Mulhouse est une ville qui a subi les conséquences de la première révolution industrielle européenne. Son tissu urbain a été maintes fois remodelé pour répondre aux nécessités fonctionnelles de l’industrie, sans accorder une grande attention à la notion de patrimoine, ce qui, dans la situation actuelle des villes tunisiennes, reste encore envisageable.
Cependant, dans le cas de Mulhouse, comme dans celui des médinas tunisiennes, l’imaginaire des habitants s’empare des portes de la ville et y attache des impressions fantasmées. Par exemple, la “Porte du Miroir” de Mulhouse donne son nom au quartier jouxtant l’ancienne fonderie de la Société alsacienne de constructions mécaniques, surnommée “la Cathédrale” en référence à sa dimension dantesque. En ce qui concerne les médinas tunisiennes, nous avons surtout été captivés par les histoires fantastiques entourant les sidi (marabouts), qui donnent leur nom à certaines portes des médinas ainsi qu’à de multiples ruelles où se trouvent leurs mausolées. C’est une tout autre géographie de la ville que nous découvrons au travers des “zaouïa”, avec les récits et les pratiques qui leur sont associés.
Toutes les villes du monde qui remontent au moyen-âge et même avant possédaient des limites physiques et en cela les villes Tunisiennes ne sont pas si différentes des villes européennes et même chinoises, elles étaient fermées et adoptaient des principes défensifs grâce à des murs d’enceinte. Au fil du temps, certaines murailles sont tombées, comme à Mulhouse et Tunis, d’autres sont restées, comme à Sfax et à Sousse.
Comment intégrez-vous les mythes et les mémoires collectives des lieux dans votre travail ?
Dans notre recherche, la notion de mythe est envisagée de manière large : elle englobe les mythes historiques présents dans l’imaginaire collectif des habitants de la médina, les mythes plus contemporains associés à des événements récents, ainsi que ceux que nous construisons nous-mêmes durant notre séjour. Nous puisons dans cette multitude de récits imaginaires recueillis auprès des habitants, que nous associons avec des observations sur le terrain, des extraits d’entretiens avec des spécialistes (par exemple l’historienne et architecte Leila Ammar ou le journaliste et écrivain Hatem Bourial), ainsi que des analyses linguistiques, pour aboutir à une œuvre sensorielle se matérialisant à travers divers médiums. Chaque œuvre représente le cheminement d’une pensée, pouvant naître d’une simple phrase prononcée par un habitant ou extraite d’un récit, dont l’écho s’amplifie tout au long de notre exploration autour des portes des médinas.
Votre résidence à la maison Salammbô se termine avec la restitution de l’ensemble de votre travail de recherche-création, pouvez-vous nous en dire plus?
La recherche s’écrit essentiellement par la création. Cette création passe par des œuvres qui se matérialisent dans l’espace, sous la forme d’une exposition. C’est ce que nous proposons comme restitution à l’atelier de la Villa Salammbô fin décembre.
L’exposition ouverte au grand public présente des documents de recherche, des installations artistiques visuelles, sonores et olfactives, ainsi que du contenu audio diffusé dans un espace dédié.
Envisagez-vous que cette exposition soit visible à Tunis et/ou à l’étranger ?
Nous souhaitons bien sûr que cette exposition puisse transiter dans d’autres espaces en Tunisie et à l’étranger. Nous travaillons actuellement sur la possibilité de présenter cette restitution à Tunis au courant de l’année 2025. Nous sommes par exemple en contact avec l’ENAU (Ecole Nationale d’Architecture et d’Urbanisme) pour préparer un workshop autour de l’exposition.
Quelle sera la prochaine étape d’Impressions d’Espaces ?
Le projet “Impressions d’Espaces” est voué à s’intéresser à différents modèles de villes dans le monde à travers le prisme singulier de la porte. La recherche menée sur les villes tunisiennes est précieuse et nous permet de nourrir ce projet d’établir un Livre des Portes, et d’établir des comparaisons avec d’autres modèles de villes dans le monde, par exemple les villes chinoises, romaines… et comment le dispositif de la porte revêt des fonctionnalités différentes selon les contextes culturels.
Pouvez-vous nous en dire davantage sur le “Livre des Portes” ?
Le “Livre des Portes” est un vaste corpus de recherches et de productions artistiques consacré à différentes villes du monde, prenant pour point de départ leurs portes d’entrée. Il propose une exploration à la fois sensible et érudite de la perception de l’espace urbain, en s’intéressant à l’imaginaire collectif, aux récits fondateurs des villes, aux dispositions géographiques et cosmologiques, ainsi qu’à leur évolution au fil du temps et leur situation contemporaine. Ce projet est destiné à se matérialiser sous la forme d’un site internet, afin de diffuser la recherche en cours, et en édition physique lorsque nous aurons rassemblé suffisamment de contenu.