Tourisme haut de gamme Kerkennah, l’île qui pourrait réinventer le tourisme tunisien
Joyau fragile de la Méditerranée, Kerkennah s’apprête à vivre une année décisive. Alors que ses infrastructures accusent un retard de plusieurs décennies, l’archipel pourrait devenir le symbole d’un tourisme tunisien réinventé, haut de gamme et durable.
Entre promesses ministérielles, potentialités naturelles et défis à relever, 2026 s’annonce comme un tournant pour l’avenir de l’île et, pourquoi pas, de tout le secteur touristique national.
La Presse — Kerkennah fascine par sa beauté préservée, ses paysages marins paisibles et son rythme de vie singulier. Situé au large de Sfax, l’archipel attire chaque été des milliers de visiteurs en quête de calme, loin des foules et du tourisme de masse. Ici, pas de plages bondées ni d’animation tapageuse, la mer et le temps dictent encore la cadence des journées.
Mais derrière ce charme discret se cache une réalité plus préoccupante : depuis plus de soixante-dix ans, Kerkennah souffre d’un retard chronique en matière de développement. Ses richesses naturelles et culturelles n’ont jamais été pleinement valorisées, laissant l’île en marge de la dynamique touristique nationale.
Des infrastructures insuffisantes
Les difficultés sont connues: infrastructures dégradées, manque de services de base, transport maritime dépassé. Le ferry reliant Sfax à Kerkennah est souvent surchargé, transformant chaque traversée en épreuve de patience pour les insulaires comme pour les visiteurs.
Le secteur hôtelier, jadis prometteur, est en déclin. La capacité d’accueil est passée de plus de 1.000 lits dans les années 1980 à quelques centaines seulement aujourd’hui. Plusieurs hôtels ont fermé, incapables de s’adapter à une demande moderne. «Kerkennah, qui vit essentiellement de la pêche et du tourisme, n’a pas connu de progrès significatif depuis les années 60», déplore Mahmoud Chelghaf, député à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP).
L’«Année de Kerkennah», est-ce un signe d’espoir ?
Le ministre du Tourisme, Sofiane Tekaya, a annoncé que 2026 serait consacrée à Kerkennah. Le programme, financé par le Fonds de protection des zones touristiques, prévoit des actions concrètes, à l’instar de la réhabilitation de l’infrastructure, de l’amélioration de l’éclairage, de la propreté et de la protection de l’environnement.
Au-delà de ces mesures immédiates, le plan quinquennal de développement 2026-2030 prévoit le lancement de plusieurs projets à Sfax et à Kerkennah, avec une commission spéciale pour suivre les chantiers en retard. Si ces annonces constituent un signe positif, les professionnels insistent sur l’urgence de bâtir une vision à long terme pour transformer ces promesses en réalité tangible.
Miser sur le haut de gamme, un pari stratégique
Alors que Tabarka cherche à se spécialiser dans le tourisme sportif, Kerkennah pourrait devenir le fer de lance du tourisme haut de gamme en Tunisie. L’archipel, par son calme et son authenticité, se prête à l’implantation d’unités hôtelières chics et de complexes raffinés, capables d’attirer une clientèle internationale en quête de luxe discret et de paysages préservés.
La récente présence à Tabarka du prestigieux club égyptien Al Ahly, l’un des plus titrés d’Afrique, a constitué une promotion inespérée pour la destination. En choisissant les installations locales pour son stage de préparation, le club a mis en lumière la qualité de l’accueil et des infrastructures, offrant à Tabarka une visibilité régionale et internationale dont peu de stations tunisiennes bénéficient. Ce type de vitrine démontre qu’avec un positionnement clair, les régions tunisiennes peuvent devenir des pôles d’attraction spécialisés.
Le repositionnement de Kerkennah serait donc stratégique pour la Tunisie, dont le tourisme repose encore largement sur le balnéaire de masse, concentré à Hammamet, Sousse ou Djerba. Or, face à la concurrence méditerranéenne (Crète, Baléares, Malte), le pays souffre d’un déficit d’offres haut de gamme capables de séduire une clientèle à fort pouvoir d’achat.
Là où d’autres destinations ont su développer des complexes cinq étoiles et plus, la Tunisie, avec des sites comme Kerkennah, n’a pas encore mis en place d’hôtels de luxe comparables à ceux du Maroc ou des pays du Golfe. Or, le développement d’infrastructures haut de gamme – incluant des marinas de plaisance et des circuits exclusifs – pourrait renforcer l’attractivité des destinations tunisiennes sur le marché international. Un cap qualitatif que notre pays peine encore à franchir.
Un manque criant de tourisme de luxe
Ce constat est largement partagé par les experts : la Tunisie n’a pas encore réussi à imposer une véritable offre de luxe. Si quelques établissements cinq étoiles existent à Tunis ou à Djerba, ils demeurent insuffisants pour constituer un pôle d’attraction comparable à ceux de la Grèce ou de l’Espagne.
Ce déficit prive le pays d’une manne considérable. Le tourisme haut de gamme ne se limite pas à l’hôtellerie, il inclut les ports de plaisance, les golfs, les centres de bien-être, les circuits culturels personnalisés et les expériences exclusives. Autant de niches capables de générer des revenus bien supérieurs à ceux du tourisme de masse, tout en attirant une clientèle moins sensible aux fluctuations saisonnières et géopolitiques. Kerkennah, avec son authenticité intacte et son cadre naturel unique, pourrait incarner ce modèle.
Mais pour cela, il faut un saut qualitatif majeur, en termes d’infrastructures, de services et de vision stratégique.
Les chantiers prioritaires
Pour concrétiser cette ambition, plusieurs défis doivent être relevés. Le premier concerne la modernisation du transport maritime : les bacs reliant Sfax à Kerkennah doivent être remplacés par des navires rapides, fiables et confortables, répondant aux standards méditerranéens.
Vient ensuite la réhabilitation de l’aéroport de Sfax-Thyna, qui pourrait devenir une véritable porte d’entrée internationale et faciliter l’accès direct à l’île pour une clientèle étrangère. La protection de l’environnement et du littoral s’impose également comme une priorité, car l’érosion marine menace sérieusement l’avenir de l’archipel et impose d’intégrer une dimension écologique forte dans toute stratégie de développement.
Enfin, un investissement conséquent dans la formation et la fidélisation des ressources humaines est indispensable. La qualité du service et de l’hospitalité, piliers du tourisme de luxe, dépend de la valorisation des métiers du tourisme et de la montée en compétences des acteurs locaux.
Un test pour le modèle tunisien
Destination touristique malgré ses faiblesses, ce paradis caché illustre à la fois la fragilité et la promesse du tourisme tunisien. Son authenticité, sa nature intacte et son rythme apaisé en font un joyau rare, mais un joyau encore brut. Si l’État réussit à en faire un modèle de tourisme haut de gamme et durable, l’expérience pourrait devenir une vitrine internationale et être reproduite ailleurs, de Djerba à Tabarka, marquant ainsi une nouvelle étape pour tout le secteur.
À l’inverse, si l’«Année de Kerkennah» se limite à quelques actions ponctuelles ou à des aménagements superficiels, l’archipel restera prisonnier de son retard historique et continuera d’incarner ce paradoxe bien tunisien ; posséder des richesses immenses mais ne pas savoir les transformer en leviers de prospérité.
Le choix est donc décisif. Kerkennah peut devenir un laboratoire vivant d’un tourisme réinventé, capable de dépasser le balnéaire de masse pour s’ouvrir à un modèle plus exigeant, plus rentable et surtout plus respectueux de son identité insulaire. C’est à travers cette île, fragile mais inspirante, que la Tunisie a l’opportunité de prouver qu’elle peut tourner la page du tourisme standardisé et écrire un nouveau chapitre, où la qualité prime sur la quantité et où l’authenticité se conjugue enfin avec le développement.