Les potins du cardiologue | Lettre à un collègue ambigu
Les réflexions contenues dans cet article peuvent paraître, à première vue, subjectives voire personnelles, concernant en premier lieu l’auteur et le confrère auquel il s’adresse. Elles n’en sont pas moins d’intérêt public puisqu’elles concernent, en réalité, l’exercice même de la médecine en Tunisie, qui n’est pas exempte de quiproquos, de malentendus voire de graves divergences de vues impliquant notre santé à tous.
Dr Mounir Hanablia *
Ce n’est pas pour te faire des reproches que je t’écris aujourd’hui, mais plutôt pour me justifier face à ceux que tu pourrais me faire. D’abord m’estimant toujours être ton ami dans la mesure où nos relations dépassent largement le cadre professionnel et sont avant tout familiales, je ne remets nullement en cause ton droit à t’éloigner lorsque tu l’estimes nécessaire.
D’ailleurs, depuis plusieurs années, les contacts entre nous sont devenus rares, mis à part quelques occasions impliquant essentiellement nos enfants. Mais tu remarqueras que, me tenant à ma place, je ne t’avais jamais demandé quoi que ce soit. Ou plutôt si, mais pas pour propre compte!
Je me souviens encore de ce chirurgien que j’avais envoyé un jour te voir sur sa demande après avoir pris rendez-vous pour lui avec toi. Je n’avais été là que l’intermédiaire, the broker comme le disent les Anglo-saxons. Je ne lui avais fourni aucune garantie quant au succès de sa démarche, et je ne m’y étais impliqué d’aucune autre manière. Ayant parcouru quelques centaines de kilomètres, il avait dû attendre devant la porte de ton bureau, et en fin de compte comme l’attente se prolongeait inutilement, et même d’une manière injustifiable, selon lui, il était reparti sans te voir, et m’avait téléphoné pour me le dire.
Quelques minutes après, tu m’avais téléphoné pour t’étonner de son absence. Je t’en avais un peu voulu à ce moment là; d’autant que, considérant que tu étais mon ami, je t’avais accompagné un jour voir un homme d’affaires alors proche de Sakhr El Materi [ex-gendre de l’ancien président Ben Ali, Ndlr], contre le ministre de la Santé de l’époque, qui tentait de te spolier de tes droits d’ancienneté au profit d’un autre de tes collègues.
Ce ministre, un séide de Leila [Trabelsi épouse Ben Ali, Ndlr], de Paris, se fera environ vingt ans plus tard passer pour une alternative politique crédible au régime, et endossera le rôle de sauveur de la nation, costume, cravate, photo, vidéo, et drapeau du pays à l’appui.
Le contact s’était soldé par un échec, l’homme d’affaires sollicité avait rapporté un refus poli du gendre du dictateur, d’autres membres de la famille étant selon lui déjà impliqués.
Quelques années plus tard j’avais intenté une action en justice contre le chirurgien et l’établissement où il opérait, lorsque j’eus constaté qu’un dossier médical scabreux, d’une patiente que je lui avais confiée, qui s’était compliquée en post opératoire après avoir quitté l’établissement avec un cathéter veineux central de la sous clavière en place, et qui avait été réadmise contre le gré du chirurgien, m’impliquait, en mentionnant mon nom dans la commande de produits pharmaceutiques dont je n’étais pas l’auteur.
Le crépuscule des Dieux
Pourrait-on raisonnablement me faire grief pour me sauver d’une situation qui n’était pas de mon fait, de ne pas avoir été soucieux, dans le contexte des terribles poursuites engagées dans l’affaire des stents périmés, d’épargner le propriétaire de la clinique, le chirurgien, le réanimateur, lorsque mon rôle s’était borné à leur confier la patiente, ni plus, ni moins?
Venant de la part de ceux pour qui la solidarité professionnelle fournit la légitimité (contestable), au nom du savoir, à leur emprise, le rejet de ceux qui violent une omerta dont ils ne tirent aucun avantage est une composante essentielle de la perpétuation du système.
Qu’importe, aujourd’hui ce chirurgien est mort, paix à son âme ! Mais cette assise idéologique nécessaire à la domination exercée par une caste liée à la fonction publique, forte de ses appuis politiques, sur la profession libérale, s’est selon moi écroulée avec l’affaire des stents périmés.
Ainsi qu’il est dit dans le célèbre Opéra de Richard Wagner, Le Crépuscule des Dieux, le sceptre symbolisant le pouvoir de Wotan s’est brisé lorsqu’il eût dérobé indûment l’Or du Rhin. Mais depuis lors on s’efforce de le restaurer, ce pouvoir, de multiples façons, en particulier par le biais des congrès médicaux organisés par Big Pharma.
Aussi dans tout cela, le fait d’écrire sur Kapitalis de quelle manière tu t’étais moqué de l’homme «qui voulait être président» ne me semble pas justifier ton silence actuel. Après tout, il vaut mieux encore ridiculiser ces gens-là, imbus de leurs petites personnes, au moment où elles font les clowns et qu’elles sont encore inoffensives en dehors de leurs champs d’activités professionnelles, plutôt que lorsqu’elles sont déjà arrivées au sommet du pouvoir. Naturellement, il faut faire abstraction de la rancune longue entretenue et dont inévitablement leurs détracteurs finissent par faire les frais lorsqu’ils réalisent leurs ambitions d’accéder à la plus haute marche de l’autorité de l’Etat. Mais c’est là un risque qu’il faut accepter de courir, quitte à en payer le prix lorsque cela s’avérera nécessaire.
Et donc je ne pense pas que tu te soucies trop de ce clown-là dont l’activité n’a aucune répercussion sur toi. Par contre, je reconnais avoir porté à la connaissance du Conseil de l’Ordre ce qu’il m’a paru être une violation des normes professionnelles consacrées par la science se rapportant à un cas déjà évoqué sur les pages de ce magazine.
Que le collègue en question soit un ponte de la profession, un ancien chef de service, président de la société savante, ne change rien à la nature des faits. En effet, je maintiens que le rapport établi avait été rédigé d’une manière susceptible d’induire en erreur les médecins contrôleurs de l’Assurance Maladie, et ainsi que je l’ai écrit, il ne faisait pas honneur à son auteur.
Les pontes peuvent-ils tout faire ?
Mes motivations? Je ne nie pas qu’elles soient personnelles. Il y a 22 ans, on dira que j’ai une mémoire de chameau, il m’avait agressé un jour verbalement, et même physiquement si on considère être bousculé en pleine procédure comme une agression physique, alors, que habillé d’une manière stérile, en étant assisté par un collègue en salle de cathétérisme, je tenais entre mes mains la vie d’une vieille patiente qui m’avait été confiée.
Cet individu qu’on peut difficilement qualifier de collègue, avait agi ainsi parce qu’il estimait que j’empiétais sur ses horaires d’activité privée complémentaire. En réalité il tentait de redorer son blason d’ami proche d’une célèbre personnalité de l’ancien régime aujourd’hui décédée, un blason partiellement terni par une retraite peu glorieuse, dont la profession avait fait des gorges chaudes, lors d’une inspection du ministère de la Santé publique dans la clinique où il opérait en dehors des horaires légaux d’activité, dénoncé semble-t-il par un collègue qui avait eu bien plus tard maille à partir avec la Justice.
Depuis lors, le personnage ne s’étant jamais excusé, je me suis tous les jours de ma vie reproché de ne pas avoir réagi de la manière qui aurait été naturelle vu les circonstances. C’est encore une motivation supplémentaire de ne plus laisser le champ libre aux kamikazes de la profession pour apparaître comme de véritables héros qui réussissent leurs actes professionnels en violant les guidelines scientifiques, en faisant courir aux patients des risques qu’ils ne soupçonnent même pas, en se vantant de leur avoir épargné la chirurgie, et en faisant apparaître comme idiots ou incompétents ceux qui s’en tiennent aux données établies par la science.
Si donc tu considères que prévenir le Conseil de l’Ordre de ce qui relève en réalité de ses prérogatives, comme un manquement aux règles établies de la confraternité, tu fais erreur; même si en l’occurrence le personnage en question se trouve être mon directeur de thèse, cela constitue une raison supplémentaire qui aurait dû d’abord le pousser à m’épargner, ou bien ne l’ayant pas fait, à s’excuser. Mais ces gens-là, étant des chevaux d’orgueil, pensent que les autres en sont dénués, qu’il ne compte pas.
Le secret médical n’est, quoiqu’il arrive, pas violé puisque le Conseil de l’Ordre lui-même est tenu de le respecter. Il est vrai que de ce rapport, je ne sais nullement ce qu’il sera fait. Peut être le Conseil de l’Ordre estimera-t-il nécessaire de le transmettre à l’Assurance Maladie. C’est sa responsabilité et pas la mienne. Mais si tu considères qu’en réalité, le médecin a le droit de faire ce qu’il veut du moment qu’il le décide, et qu’un acte réussi en constitue en soi même la justification, en particulier quand l’auteur en est un ponte de la profession, alors je crains que nous n’ayons pas la même conception de la médecine. J’ai d’ailleurs pris soin de préciser que les Professeurs universitaires devraient prendre l’habitude de respecter les guidelines, et pas seulement du haut des tribunes des congrès qu’ils président. Tu comprendras ma volonté de clarifier tout cela.
Du reste, si je suis devenu un personnage sulfureux dans le système établi par quelques-uns pour accaparer la profession à leur avantage, au point d’estimer préférable d’éviter tout contact avec moi, alors le mieux est de s’abstenir des promesses qui n’engagent que ceux qui les croient sur des consultations à domicile de membres de ma famille que nous n’avions sollicitées qu’à titre purement amical. Et dont il s’avère que vu les circonstances, les promesses de les faire soient hors de propos, ce pourquoi j’en profite pour présenter mes excuses de les avoir sollicitées en demandant de les oublier.
Veuille donc accepter, mon cher ami, et en dépit de tous nos malentendus, l’expression de mon sincère respect.
* Médecin de libre pratique.
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