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Plaidoyer en faveur de l’amendement de la loi sur l’indépendance de la BCT

Depuis qu’un certain nombre de membres de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) ont pris l’initiative de préparer un projet de loi amendant celle n° 35 de 2016 qui accorde à la Banque centrale de Tunisie (BCT) son indépendance non seulement financière et administrative mais aussi de décision, on assiste à une effervescence médiatique et une levée de boucliers de la part des défenseurs de cette loi et du lobby bancaire menée par la BCT. En particulier, on relève la mobilisation des économistes et autres «experts» qui sont toujours les mêmes à occuper le devant de la scène médiatique pour dénoncer cet amendement, comme s’il s’agit d’une atteinte à la patrie ou d’un crime de lèse-majesté. Qu’en est-il vraiment ?

Dr Sadok Zerelli *

Avant de développer mon point de vue et sachant que l’indépendance de la BCT est un thème qui se situe sur la frontière entre l’économie et la politique, je voudrais préciser le cadre politique de cet article, afin de lever tout malentendu à ce sujet et de ne pas être accusé de faire de la politique sous couvert d’économie comme certains le font : je fais partie de ceux et celles qui n’ont pas voté pour Kaïs Saïed lors des dernières élections présidentielles. Cela ne m’empêche pas d’avoir l’honnêteté intellectuelle de le soutenir lorsqu’il prend des orientations de politique économique qui vont dans le sens de l’intérêt général du pays, ce dont je suis intimement convaincu pour le cas de cet amendement inspiré par le président de la République.

De même, pour lever davantage toute équivoque à ce sujet, je tiens à signaler que je n’avais pas hésité à critiquer sévèrement et démontrer les lacunes de la nouvelle loi sur les chèques votée récemment par les mêmes députés de l’ARP. En particulier, j’avais critiqué l’article qui oblige les banques commerciales à payer sous 8 jours ouvrables les chèques d’un montant inférieur ou égal à 5000 dinars même si le tireur n’a pas de provision dans son compte et refuse l’approvisionner, article qui va, à mon sens, mettre en danger l’ensemble du système bancaire et obliger peut être les banques à exiger de leurs clients des garanties réelles telles que des hypothèques sur leurs maisons ou leurs voitures avant de leur délivrer un chéquier, alors qu’il s’agit pour ces clients de dépenser leur propre argent qu’ ils ont eux-mêmes confié à leur banque.

J’avais également critiqué les articles qui plafonnent le montant des chèques à 30 000 dinars ou la durée de validité d’un chéquier à 6 mois, car chaque client d’une banque doit être absolument libre de dépenser son argent quand il veut, comme il le veut et pour les montants qu’il veut, à partir du moment où il s’est assuré qu’il dispose d’une provision suffisante (voir mon article publié dans Kapitalis : De l’incohérence de la nouvelle loi sur les chèques).

Le cadre politique du présent article étant ainsi posé, je passe au volet économique de la problématique de l’indépendance de décision de la banque centrale qui intéresse certainement davantage les lecteurs. Pour la clarté de mon exposé, mon approche est organisée par thème à débattre

Du dogme de l’indépendance de la banque centrale

Il convient de préciser à ce sujet qu’aucun manuel universitaire de théorie monétaire et aucun économiste ne pose l’indépendance d’une banque centrale comme condition sine qua non pour la réussite d’une politique monétaire quelle qu’elle soit.

Il s’agit en vérité d’une pratique importée des États Unis à travers le Fonds monétaire international (FMI) qui la recommande à tous les pays lors des négociations pour obtenir un prêt.

En effet, compte tenu du système politique américain qui est bicéphale, il est d’usage que le président du FED (Réserve fédérale) bénéfice d’une large autonomie de décision par rapport au pouvoir exécutif. A ce sujet, il convient de faire les deux remarques suivantes :

– la première est que le système politique dans un grand nombre de pays, dont la Tunisie, est assez différent de celui qui prédomine aux Etats Unis et qui est caractérisé par l’alternance du pouvoir entre les Républicains et les Démocrates. Dans le contexte américain, avoir un président du FED qui ne dépend ni des uns ni des autres pourrait se comprendre et se justifier en termes de stabilité de la politique monétaire qui a un impact non seulement sur l’économie américaine mais aussi sur le reste du monde à travers le taux de change du dollar;

– la deuxième remarque est que le président du FED est toujours un éminent économiste, choisi par le président américain pour sa compétence incontestée en économie monétaire et attestée par le grand nombre de travaux de recherche qu’il a effectués et publiés dans les revues les plus prestigieuses. Chez nous, quels articles en économie monétaire nos gouverneurs de la BCT, l’ancien comme le nouveau, ont-ils publiés? A ma connaissance, aucun!

Par ailleurs et sur le plan strictement politique, on ne peut qu’être d’accord avec le président Kaïs Saïed lorsqu’il dénonce dans ses discours ce suivisme aveugle et cet alignement sur la politique économique d’autres pays, fussent-ils aussi puissants que les Etats Unis, car chaque pays a ses spécificités politiques et orientations socio-économiques propres.

Enfin, last but not least comme on dit en anglais, dans l’esprit du législateur de 2016, l’indépendance de la BCT n’était pas et ne pouvait pas constituer un objectif en soi, mais était censée constituer un moyen plus efficace pour permettre à la BCT de remplir la première mission que cette loi lui a fixée : lutter contre l’inflation. A partir du moment où la BCT a lamentablement échoué dans cette mission, puisque l’inflation n’a pas cessé d’augmenter depuis que cette loi a été votée en 2016, a atteint des sommets de 11,3% et qu’elle reste élevée (6,7% en glissement annuel pour le dernier mois), il est temps de tirer la leçon de cet échec et de changer de stratégie car, comme le dit le proverbe populaire, «seuls les imbéciles ne changent pas d’avis».

Mécanisme de transmission entre l’économie réelle et l’économie monétaire 

Il s’agit d’une condition indispensable pour la réussite de toute politique monétaire, quels qu’en soient la nature et les instruments, selon tous les manuels universitaires de théorie monétaire, et que même l’IA a relevée, il faut dire avec beaucoup de perspicacité, lorsque j’avais personnellement posé la question à ChatGPT 4 (voir l’article publié à ce sujet par l’auteur dans Kapitalis : La politique monétaire de la BCT jugée par l’IA).

En effet, si la politique monétaire des taux directeurs pour juguler l’inflation a effectivement réussi dans des pays développés, tels que les Etats Unis ou la France où l’inflation a été ramenée à environ 2% après avoir frôlé les 10%, c’est justement grâce à l’existence et à la fiabilité du mécanisme de transmission entre l’économie réelle (opérations de production, de consommation, d’investissement, d’exportation ou d’importation de biens et de services) et l’économie monétaire (volume de la masse monétaire en circulation, niveau du taux directeur, du TMM, du taux de rémunération de l’ épargne, opérations d’Open market réalisées par la BCT sur le marché monétaire, etc.). 

En Tunisie, la faiblesse de ce mécanisme de transmission en raison de l’importance du secteur informel (54% du PIB selon certains experts) et du fait que seuls 35% des Tunisiens ont un compte bancaire (contre une moyenne de 95% dans les pays développés), explique en grande partie l’échec de la politique monétaire du taux directeur suivie par la BCT, même si elle est recommandée par le FMI.

Pourtant, aucun des économistes et autres «experts» qui occupent le devant de la scène médiatique n’a relevé ce maillon faible de l’économie tunisienne dans ses analyses et ses déclarations aux médias. Pire encore, aucun ne semble avoir  réalisé et n’a mentionné dans ses déclarations aux radios et chaînes de télévision que cet amendement de la loi portant sur le statut de la BCT qu’ils contestent va en réalité renforcer le mécanisme de transmission entre l’économie réelle et l’économie monétaire en Tunisie, condition de base pour réussir toute politique monétaire.

En effet, en confiant à un conseil des ministres le pouvoir de décision en matière de taux directeur et de stratégie monétaire, cet amendement donne aux différents ministres l’occasion de faire étudier par leurs services l’impact des décisions d’ordre monétaire sur les secteurs d’activité dont ils sont responsables, ce dont ils sont privés quand le CA de la BCT décide seul et à huis clos de la politique monétaire à suivre.

A ce sujet, on se rappelle tous, la levée de boucliers du lobby de la BCT contre l’ex-ministre de l’Economie et de la Planification, Samir Saïed qui, suite à une augmentation du taux directeur de 100 points d’un seul coup décidée par la BCT, a osé déclarer sur une radio privée, qu’à son avis, une augmentation de 75 points aurait suffit. Si un ministre en charge de l’économie nationale n’a pas le droit de commenter une décision de la BCT qui impacte tous les secteurs et opérateurs économiques, qui en aurait le droit? 

De la relation entre l’Etat et la BCT 

La meilleure introduction à ce thème de la relation entre l’Etat et la BCT est l’observation pertinente que le président Kaïs Saïed avait faite, au début de son premier mandat, à l’ex-gouverneur en lui rappelant que l’institution qu’il préside s’appelle Banque Centrale de la Tunisie (sous-entendu, pas d’un autre pays) et qu’à ce titre, elle doit être avant tout au service de l’économie nationale et pas de tel ou tel lobby ou cartel. 

Bien que juriste de formation, il a su distinguer entre les fonctions régaliennes de la BCT (Institut d’émission de la monnaie nationale qui doit veiller à préserver sa valeur transactionnelle + Autorité de tutelle du système bancaire qui doit veiller à sa solvabilité continue + Banque des banques qui doit assurer leur refinancement et injecter assez de liquidités pour ne pas entraver le fonctionnement de l’économie et en même temps pas trop pour ne pas créer des pressions inflationnistes) et la fonction d’élaboration de la politique monétaire du pays, qui doit être du ressort de tout le gouvernement, sous la supervision du chef de l’Etat en tant que premier responsable de la politique générale du pays. 

L’amendement en cours d’élaboration par l’ARP reflète cette vision du chef de l’Etat que je trouve personnellement plus judicieuse et plus saine que celle qui prévaut actuellement, où une douzaine de membres anonymes du CA de la BCT  tiennent en otage l’ensemble des opérateurs économiques et bloquent les investissements et la croissance économique, par des décisions annoncées par des communiqués laconiques de quelques lignes sans même de préambule justificatif, auxquelles personne, pas même le chef de l’Etat, ne peut s’opposer ou même émettre un avis.

Du financement du déficit budgétaire 

Quant à l’épouvantail agité par les opposants à ce projet d’amendement de la loi de 2016, à savoir, que l’Etat risque d’abuser de son pouvoir sur la BCT pour l’obliger à faire fonctionner à fond le mécanisme de la planche à billets pour financer son déficit budgétaire et plonger ainsi l’économie dans un cycle inflationniste infernal, je rappelle que ce risque existe même si la BCT reste indépendante.

En effet, dans la situation actuelle, les banques commerciales qui souscrivent aux bons émis par le Trésor à des taux de rémunération d’autant plus élevés que le taux directeur fixé par la BCT est élevé (certains ont atteint 9,75% !), se précipitent au marché monétaire pour céder ces nouveaux titres de créance à la BCT qui reconstitue leurs liquidités en créditant par un jeu d’écritures comptables leurs comptes détenus chez elle.

Dans le cas où la BCT ne serait plus indépendante, la BCT sera obligée de souscrire directement les bons du Trésor (moyennant un taux de rémunération de 1% seulement) en créditant directement son compte détenu chez elle.

Comme on peut le voir, il s’agit dans tous les cas d’une nouvelle quantité de monnaie créée sans contreparties réelles (qui sont une production supplémentaire ou des exportations supplémentaires ou des recettes touristiques supplémentaires ou des transferts des TRE supplémentaires ou des prêts et dons en devises accordés par les pays amis ou bailleurs de fonds supplémentaires). C’est exactement ce qu’on appelle le mécanisme de la planche à billets qui est décrié à juste raison par les partisans de l’orthodoxie financière à cause de son impact très inflationniste.

La seule différence est que dans la situation actuelle où la BCT est indépendante,  les banques commerciales prélèvent au passage quelques dizaines voire des centaines de millions de dinars de bénéfices qui finiront dans les poches de leurs actionnaires, alors que si la BCT perd son indépendance et sera obligée de souscrire directement les bons du Trésor sur ordre du gouvernement, les banques commerciales ne gagneront plus rien dans l’affaire.

De là à déduire que le lobby des banques est derrière la levée de boucliers qu’on observe actuellement pour s’opposer à cet amendement qui priverait les banques commerciales d’une source juteuse de profits, il n’y a qu’un pas que je laisse à chaque lecteur le soin de franchir ou pas.

Pour ma part et comme je l’avais écrit dans l’un de mes articles, cette controverse   me rappelle seulement le proverbe tunisien «Moussa El Haj mouch El Haj Moussa» car, avec ou sans l’indépendance de la BCT, l’Etat n’a pas d’autres choix que de recourir au financement intérieur, à partir du moment où il a fermé la porte au nez du FMI et a renoncé aux 1,9 milliards d’USD que celui-ci lui proposait et que les agences de notation internationales ont dégradé la note de souveraineté de la Tunisie à CCC+, rendant ainsi l’accès au marché financier international plus difficile et surtout beaucoup plus cher.

N’en déplaise aux opposants à cet amendement en cours d’approbation par l’ARP, il ne fait pas de doute que l’Etat gagnera quelques millions de dinars à chaque émission de bons du Trésor, sous forme d’économie de taux de rémunération des bons du Trésor injustement payés jusqu’ici aux banques commerciales et pourrait ainsi financer son déficit budgétaire à un moindre coût.

Des dispositions particulières de l’amendement 

L’amendement en cours d’approbation par l’ARP comporte un grand nombre d’articles (14 au total dont 3 sont entièrement nouveaux) qu’il serait trop long de d’examiner en détail ici.

Un des plus importants est celui qui interdit à la BCT de contracter dorénavant des prêts en devises au nom de l’Etat et de lui fait obligation de rembourser la dette extérieure en principal et intérêts en puisant dans les réserves en devises qu’elle détient, si le montant de celles-ci dépasse 90 jours d’importation.

L’analyse réfléchie de la portée de cet article, décrié aussi par les opposants à cet amendement, fait apparaître qu’en réalité, il s’agit d’un article raisonnable et justifié pour au moins deux raisons :

– la première est que le contrôle du volume de la dette extérieure qui a atteint un seuil très dangereux qui met le pays à la merci d’un défaut de paiement (82,2% du PIB selon les dernières estimations officielles contenues dans le projet de loi de finances de 2025) est une question éminemment politique qui touche à la souveraineté nationale, un domaine relevant de la compétence exclusive du chef de l’Etat et de son gouvernement. Elle ne peut être laissée à l’appréciation des fonctionnaires de la BCT, fût-il le gouverneur lui-même;

– la deuxième raison qui justifie un tel article est que les conditions des prêts contractés au nom du gouvernement et le choix même de la date de sortie sur le marché financier international peuvent être inadaptés aux besoins réels du pays. Un bon exemple à ce sujet est le récent prêt de 1,665 milliards de dollars contracté auprès de l’Afreximbank au taux d’intérêt exorbitant de 10,38%, alors que les réserves en devises détenues par la BCT représentent encore 113 jours d’importation. Un tel prêt va certes renforcer les réserves en devises de la BCT et améliorer l’indicateur du nombre de jours d’importation dont elle dispose, mais d’une façon trompeuse car une partie de ces réserves en devises sont en fait une dette qu’il faudra rembourser un jour. Dans ce sens on peut raisonnablement se poser la question de l’opportunité de ce prêt dans le contexte économique actuel et surtout aux conditions draconiennes que la BCT a acceptées.

En résumé de ce plaidoyer en faveur de l’amendement en cours d’élaboration par l’ARP, il apparaît que celui-ci comporte au moins trois avantages incontestables, à savoir :

– renforcer le mécanisme de transmission entre l’économie réelle et l’économie monétaire, condition de base pour la réussite de toute politique monétaire; 

– responsabiliser le gouvernement en matière de politique monétaire et de maîtrise de la dette extérieure; 

– permettre à l’Etat de financer son déficit budgétaire à moindre coût.

Au niveau des risques, car chaque décision de politique économique en comporte, ils sont au nombre de deux :

– la dimension très technique des questions d’ordre monétaire peut dépasser la compétence des hommes politiques qui n’ont pas forcément une formation économique suffisamment approfondie pour prendre les décisions dans ce domaine complexe de la science économique. La parade contre ce risque est de constituer une commission d’économistes et d’experts financiers, représentant les trois écoles de pensée économique (monétaristes, keynésiens et néolibéraux) afin qu’ils se livrent à un débat contradictoire en vue d’élaborer des propositions à faire au conseil des ministres, qui prendra la décision finale qu’il soumettra auprésident de la République pour approbation, comme le stipulent l’esprit et le texte même de l’amendement proposé.

Ces économistes et experts à consulter ne sont pas à choisir forcément parmi ceux qui occupent le devant de la scène médiatique et parlent le plus sur les radios et chaînes de télévision, mais plutôt sur la base de leurs travaux de recherche en économie monétaire et du nombre d’articles qu’ils ont publiés dans ce domaine très pointu de la science économique;

– le deuxième risque est que l’Etat abuse de son pouvoir exécutif pour obliger la BCT à faire fonctionner à fond la planche à billets en vue de financer ses déficits budgétaires. Comme expliqué plus haut, ce risque existe avec ou sans l’indépendance de la BCT et relève d’une problématique non monétaire, à savoir la capacité de l’Etat à maîtriser ses dépenses (en particulier la masse salariale des fonctionnaires qui accapare 40,1% du budget selon le PLF2025), à lutter contre l’évasion fiscale et à intégrer le secteur informel dans le circuit économique.

Vaste et ambitieuse bataille à mener, mais qui n’est pas impossible à gagner, moyennant une meilleure gouvernance économique.

* Economiste consultant international.

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