Nul besoin de mots ou alors juste un peu, l’unique langue que prône l’œuvre est celle de l’affect et de la psyché. Son langage est tissé d’émotions, de sons qui s’enracinent dans un inconscient collectif, fait de douleurs et d’espérances communes surgissant des profondeurs des temps.
Une multitude de ressentis-son et voix que l’on saisit ici et maintenant, permis par les magnifiques interprétations vocales des chanteurs en solo ou en dialogue et celles des chœurs.
La Presse — «Tkhayel rouhek tasmaa», Et si ton âme pouvait entendre…C’est ainsi que Karim Thlibi a invité, le 8 août, le public du festival de Carthage à entrer dans son psychodrame musical — premier du genre en Tunisie — inspiré du roman Ghadan yawm al kiyama (Demain… Jour de la Résurrection) de Mohsen Ben Nafissa.
Une œuvre vivante, organique, qui évolue à chaque représentation. Pour rappel, le psychodrame musical est une forme de thérapie artistique mêlant musique et jeu théâtral pour explorer et soigner des blessures psychologiques. C’est une tout autre version du spectacle que l’on a rencontrée, le 8 août, très différente de la première représentation qui porte le même nom que l’œuvre dont elle s’inspire, et de celle donnée l’année dernière au Festival de Hammamet, intitulée Tkhayel (Imagine).
Dans cette œuvre musicale singulière, que l’on peut considérer comme une forme de « thérapie », l’Orchestre symphonique tunisien a été pleinement associé, grâce à son expertise et à sa capacité à insuffler à la musique qu’il interprète l’atmosphère recherchée par Thlibi. La compréhension de l’orchestre et de ses membres de l’idée centrale du projet fait, en soi, partie intégrante de celui-ci. De même pour les Voix de l’Opéra et pour les différents artistes qui y participent.
Une belle assemblée a investi la scène du théâtre romain de Carthage avec, répartis sur les deux côtés, les musiciens de l’Orchestre sous la direction du chef d’orchestre Mohamed Bouslama, le violoniste Zied Zouari s’y détachant debout ; au milieu, les solistes entre musiciens et chanteurs : Nasreddine Chably, Saber Radouani, Dali Chebil, Najwa Amor, Nay Al Barghouti, Hssin Ben Miloud (gasba), Hedi Fahem (guitare), Sirine Harabi, Hamdi Al Jamoussi et le soprano Bahaeddine Ben Fadhel ; et tout en haut, de part et d’autre, les chœurs (dirigés par Haithem Gdiri).
La version proposée à Carthage était plus épurée, retenant et allant à l’essentiel : le langage vocal et musical. Exit la vidéo réalisée par Abdelhamid Bouchnak qui figurait dans les premières versions ; on pouvait voir, à la place, un montage de divers effets visuels qui servaient les différents tableaux psychodramatiques et ponctuaient les passages d’un « état » à l’autre. Exit aussi les mises en scène chorégraphiques et théâtrales.
Autant d’éléments qui rapprochaient le travail de Thlibi de l’œuvre d’art totale, que le compositeur et arrangeur a décidé de réduire à l’essentiel pour donner à écouter, à ressentir et à vivre des fragments de vie tragiques, entre autres ce qui se passe actuellement à Gaza. « Je ne pouvais et ne peux me détacher de ça.

Je ne peux pas normaliser avec le fait que des gens meurent de faim à Gaza. Il faut en parler ici et maintenant, car Gaza reflète l’histoire d’une accumulation de défaites qui pèsent lourd sur nos épaules », a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse qui a suivi le spectacle.
«Imagine…», «Te souviens-tu…?», « Souris…», «Pardonne…», «Lève la tête et regarde en haut !»… C’est avec ces mots (que l’on a eu du mal à entendre à cause d’un problème de sonorisation) que l’acteur Mohamed Mrad, sollicité pour prendre part à ce spécial Carthage, a ouvert la représentation. Dominant la scène, en tant que narrateur, il a fait des apparitions entre les différents morceaux, sa voix grave et sa belle présence scénique annonçant, à travers quelques mots, l’avènement d’un nouvel état.
A ce même niveau de la scène se jouaient délicatement, par moments, des scènes d’acrobaties de « tissus aériens » soulignant cette sensation de suspension dans le temps distillée par l’œuvre de Thlibi. Les acrobates, s’enroulant autour d’un long tissu blanc, prenaient parfois la forme de cocons suspendus et figés dans les airs, métaphore de l’idée de l’attente développée dans cette œuvre. Le dénouement des cocons se fait attendre mais finit par se faire souple et majestueux…
Nul besoin de mots, ou alors juste l’essentiel : l’unique langue que prône l’œuvre est celle de l’affect et de la psyché. Son langage est tissé d’émotions, de sons qui s’enracinent dans un inconscient collectif, fait de douleurs et d’espérances communes surgissant des profondeurs des temps. Une multitude de ressentis — sons et voix — que l’on saisit ici et maintenant, permis par les magnifiques interprétations vocales des chanteurs en solo ou en dialogue et celles des chœurs.
Car il n’y a pas plus expressif et plus sincère qu’un son émis dans son instantanéité, surgissant de nos tripes, de nos mémoires corporelles et culturelles. C’est ce matériau que Karim Thlibi a investi, à l’origine et lieu de rencontre de toutes les musiques.
Deux heures d’une musique jaillissante de lieux lointains de l’âme, faite de différentes tonalités et vibrations, allant du patrimoine tunisien à l’opéra, du traditionnel au contemporain, et figurées à merveille par le jeu symbiotique de l’Orchestre symphonique tunisien, les solos des musiciens (exceptionnels Hsine Ben Miloud et Zied Zouari) et une riche palette de tessitures vocales (entre solistes et chœur) et instrumentales.
La musique, qui prenait tout l’espace, épousait les mouvements rythmiques et réguliers des vagues, tantôt monotones et violentes, tantôt vibrantes et apaisées, vaincues et triomphantes, souriantes et tristes, lucides et folles… pour raconter nos douleurs, nos défaites et nos espérances et rappeler ainsi la fragilité et l’instabilité de la condition humaine.
L’hommage à la Palestine, Karim Thlibi le voulait présent et prononcé à travers quatre pièces dont Bakitina, l’émouvante Cheddou baadhkom et Ezman, qu’il a changée pour parler des joues d’un enfant palestinien… De quoi mettre en avant la lutte continue du peuple palestinien et sa patience à supporter l’insupportable. Des images et des séquences vidéo arborant en grand le drapeau palestinien et illustrant le calvaire et les souffrances de ce brave peuple, causés par l’entité sioniste, ont été projetées. Vive la Palestine libre !