Alfonso Campisi est un universitaire reconnu, professeur de philologie romane et italienne Ă lâUniversitĂ© de La Manouba Ă Tunis. SpĂ©cialiste des cultures sicilienne et italienne, il a fondĂ© la premiĂšre Chaire mondiale de langue et culture siciliennes. Ses travaux portent sur lâhistoire des Siciliens en Tunisie, les langues de migration et le dialogue interculturel.
Ăcrivain prolifique, il est lâauteur de Terres promises (Prix Flaiano 2021) et de Paroles et images dâune histoire âMineureâ (2024). Il a Ă©tĂ© dĂ©corĂ© par le prĂ©sident italien Sergio Mattarella et a reçu le Prix Proserpina en 2016. Il publie aujourdâhui un nouvel ouvrage : De lâĂmirat islamique Ă la conquĂȘte chrĂ©tienne de Sicile (827â1249), aux Ă©ditions Hkeyet. Entretien
A quoi fait référence votre ouvrage ?
Cet ouvrage fait rĂ©fĂ©rence Ă un projet de recherche passionnant qui touche Ă la culture, Ă lâart, Ă la langue et Ă la civilisation de la plus grande Ăźle de la MĂ©diterranĂ©e : la Sicile. Il fait partie, en effet, dâun cursus historique, touchant Ă la domination arabo-normande en Sicile et mettant en Ă©vidence tout ce que ces civilisations ont pu apporter Ă cette terre, carrefour de toutes les dominations qui ont sillonnĂ© le Mare Nostrum.
En effet, ce travail sâinscrit dans une continuation chronologique et historique qui commence au IXe siĂšcle en Sicile et qui perdure tout au long du XIIIe siĂšcle.
Ce livre aurait la prĂ©tention dâinitier le lecteur Ă un voyage Ă travers la Sicile arabo-normande selon une analyse de textes historiques, y compris ceux des voyageurs arabes qui nous dĂ©criven, dans la deuxiĂšme partie de cet ouvrage, lâancienne terre dâIslam dans toute sa splendeur.
Ce qui rĂ©sulte de la lecture de ces textes choisis, câest lâamour que les voyageurs chrĂ©tiens et musulmans, en particulier, tĂ©moignent pour ce triangle de terre situĂ©e en plein centre de la MĂ©diterranĂ©e.
En effet, la Sicile, grĂące Ă sa position gĂ©ographique stratĂ©gique qui la positionne entre lâEurope et lâAfrique, grĂące au climat typiquement mĂ©diterranĂ©en et Ă sa terre si fĂ©condeâŠ, a rĂ©ussi Ă sâaccaparer la sympathie et la jalousie de tous ces peuples qui ont sillonnĂ© la MĂ©diterranĂ©e.
Câest tout Ă fait vrai dâun point de vue historique, mais il y a aussi autre chose qui attire lâattention du lecteur. Pourriez-vous nous en dire plus ?
A travers la lecture de ce texte historique, je dĂ©sire attirer et canaliser lâattention du lecteur vers un autre point beaucoup plus actuel et intĂ©ressant que le civilisationnel: le dialogue inter-religieux, interculturel et inter-linguistique. Ces dialogues, complĂštement absents de nos jours dans les sociĂ©tĂ©s gangreneuses modernes occidentales et orientales, Ă©taient pourtant la base vitale de la culture et de la civilisation musulmane et chrĂ©tienne de lâĂ©poque. Je me demande donc oĂč est-il passĂ© ce grand pilier de toute civilisation ancienne ? OĂč est passĂ© le bon sens du dialogue interracial et inter-religieux? Mais encore et tout simplement oĂč est passĂ©e lâintelligence de lâhomme moderne ? Bien Ă©videmment, jâexclue toute rĂ©fĂ©rence Ă lâintellignce artificielle.
En tant quâuniversitaire, Ă©crivain et intellectuel, appartenant Ă une Ă©poque si triste, arrogante et violente, je nâarrive plus Ă concevoir lâagressivitĂ©, la stupiditĂ© et le manque dâun dialogue entre ĂȘtres humains qui ont comme parole dâordre la non-acceptation de lâindividu, communĂ©ment dĂ©crit comme « diffĂ©rent ».
Je ne comprends plus par exemple ce vide intellectuel qui caractĂ©rise nos civilisations modernes, une spoliation intentionnelle du cerveau humain, rĂ©duit ainsi Ă un cumul de dĂ©tritus dĂ©sordonnĂ©s incapable dâentendre et de vouloir.
La crise Ă©conomique, les incertitudes, le dĂ©sespoir du futur, la perte de toute sorte de valeurs⊠pourraient ĂȘtre une explication.
Votre titre fait référence à la religion musulmane et chrétienne. Pourquoi ?
La religion, qui a lâĂ©poque arabo-normande Ă©tait perçue comme le plus important Ă©lĂ©ment dâunion entre les peuples prĂ©sents en Sicile, deviendrait, de nos jours, lâinstrument principal et « vrai » de lutte entre les peuples et les civilisations.
Depuis lâĂ©poque arabo-normande, combien de kilomĂštres avons-nous parcouru en arriĂšre ?
La grandeur de la domination arabe et normande en Sicile Ă©tait due justement Ă lâabsence de toutes ces absurditĂ©s prĂ©sentes dans nos civilisations modernes, Ă lâaffirmation du dialogue, Ă lâacceptation du musulman, du chrĂ©tien et du juif au sein de la mĂȘme sociĂ©tĂ©, aux diffĂ©rentes langues parlĂ©es, Ă lâidĂ©e que toute diversitĂ© Ă©tait signe de richesse et pas dâappauvrissement et que jamais, elle nâaurait pu reprĂ©senter une menace.
Bien Ă©videmment, il serait absurde et tout Ă fait illogique dâaffirmer que les problĂšmes de suprĂ©matie civilisationnelle et religieuse, dans la Sicile arabo-normande, nâexistaient pas, par contre, on peut affirmer quâun sentiment de collaboration entre les diffĂ©rentes civilisations existait bel et bien et quâil Ă©tait fort apprĂ©ciĂ© par les Ă©mirs musulmans et les normands chrĂ©tiens.
La curiositĂ© et la dĂ©couverte de lâautre se sont dĂ©veloppĂ©es de plus en plus, tout comme lâintelligence humaine, qui progressait vers une Ă©volution de la sociĂ©tĂ©, portant tous ces peuples Ă sâaffirmer davantage Ă travers leurs diffĂ©rences linguistiques, culturelles et religieuses, effaçant ainsi toute sorte de prĂ©jugĂ© liĂ© Ă la « supĂ©rioritĂ© » et à « lâinfĂ©rioritĂ© » dâune soi-disant race !
Ce syncrétisme culturel et religieux était devenu la devise et le cheval de bataille du roi normand Roger II de Hauteville, souverain illuminé, qui a expressément cru que le secret du succÚs de son royaume était strictement lié à la présence et à la cohabitation avec les musulmans, grùce aux diversités culturelles trÚs prononcées.
Cet ouvrage rend hommage aussi à deux grandes figures ; le grand géographe Al Idriss et le voyageur Ibn Djubayr
Ce sont deux figures emblĂ©matiques de la domination arabe en Sicile : le grand gĂ©ographe arabe de lâIslam occidental Abu Abd Allah Muhammad Al-Idriss et le voyageur Abu-l-Hussayn Muhammad b. Djubayr b.âAbd al-Salam b. Djubayr.
Le premier, connu plus simplement comme Al-Idris nĂ© Ă Ceuta en Espagne vers 1100, de culture andalouse, voyagea beaucoup en MĂ©diterranĂ©e et finit par se fixer Ă la cour de Roger II de Sicile, pour lequel il Ă©crivit son immense ouvrage gĂ©ographique ou « Livre de Roger II » achevĂ© en 1154. Câest exactement dans ce livre que la splendeur de la ville de Palerme est bien exprimĂ©e par le tĂ©moignage dâAl-Idriss.
Le deuxiĂšme, le grand Abu-l-Hussayn Muhammad b. Djubayr b. âAbd al-Salam b. Djubayr, connu lui aussi plus communĂ©ment sous le nom de Ibn Djubayr, ayant vĂ©cu Ă la cour de Roger II de Sicile, est nĂ© en 1145 dans la rĂ©gion de Valence en Espagne, grand voyageur, visita lâEgypte, lâArabie, lâIraq et la Syrie, dâoĂč il embarqua pour revenir en Espagne en septembre 1184. Câest Ă ce moment-lĂ , quâIbn Djubay commencera Ă rĂ©diger le rĂ©cit de son voyage en Orient et en Sicile, qui lui vaudra sa notoriĂ©tĂ© littĂ©raire plus que ses productions poĂ©tiques. Sur ses pages, on peut lire lâadmiration pour la prospĂ©ritĂ© de lâĂźle, la puissance des souverains normands, le rĂ©gime de relative tolĂ©rance dont bĂ©nĂ©ficient encore les musulmans et son hostilitĂ© Ă lâĂ©gard dâune chrĂ©tientĂ© menaçante pour lâIslam, avivĂ©e par des tĂ©moignages des notables musulmans.
Pour terminer, comment définirez-vous la domination arabe de la Sicile?
La domination arabe a introduit des Ă©lĂ©ments culturels, linguistiques et architecturaux qui ont Ă©tĂ© intĂ©grĂ©s dans la culture normande. Cela a donnĂ© naissance Ă une Sicile riche en diversitĂ©. Les Arabes ont apportĂ© des techniques agricoles avancĂ©es, notamment lâirrigation et la culture de nouvelles plantes, ce qui a transformĂ© lâĂ©conomie de lâĂźle. LâarabitĂ© en Sicile a perdurĂ© aussi longtemps que les princes normands de Hauteville ont rĂ©gnĂ©.
Cette pĂ©riode a Ă©tĂ© marquĂ©e par une continuitĂ© culturelle oĂč les influences arabes ont persistĂ© dans la sociĂ©tĂ© sicilienne. La civilisation arabe, qui avait dominĂ© lâĂźle, a contribuĂ© Ă un riche Ă©change culturel, les Normands, de leur cĂŽtĂ©, ont su hĂ©riter de nombreuses pratiques administratives, scientifiques et artistiques des Arabes, ce qui a enrichi leur propre culture, intĂ©grant aussi des structures administratives arabes, des fonctionnaires arabes dans leur systĂšme pour maintenir lâordre et lâefficacitĂ©, ce qui a favorisĂ© une gestion plus stable des territoires.