Dans ce roman où délire et lucidité s’entrelacent, Abdellatif Mrabet donne voix à l’invisible chaos mental d’un personnage en crise.
La Presse — «À l’ombre du saint», dernier roman d’Abdellatif Mrabet, vient de paraître aux éditions Contraste.
Professeur émérite de l’enseignement supérieur, il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages sur l’histoire et l’archéologie de la Tunisie. Il a également écrit trois romans salués par la critique et ayant séduit un large lectorat. Le premier, «D’une oasis à l’autre», a décroché le prix Faba en 2022. Il a publié par la suite «Au nom du père» puis «Le vert et le bleu», Prix spécial du Jury aux Comars d’OR 2025.
Dans son quatrième roman, «À l’ombre du saint», l’auteur signe un récit poignant et audacieux qui mêle drame, suspense psychologique et fantastique.
L’histoire suit Khalil, un jeune bizertin, géographe de formation. Fortement impacté par la perte de sa mère et comme « la réalité est parfois tenace, ne voulant céder à aucun fantasme, à aucun désir, à aucun délire», il mène alors une existence en dehors des limites du monde concret. Les événements prennent naissance autour des hallucinations auditives et visuelles pour lesquelles il installe une toile de fond véridique. En fin connaisseur et spécialiste en patrimoine, il dresse son roman autour d’un saint, en faisant du protagoniste le descendant d’une famille maraboutique, un apparenté à Sidi El-Meghirbi.
Khalil aurait donc hérité un don, la lévitation. Usant de ses ailes, il pouvait «rester là-haut, suspendu aux nuages, en dehors du temps et de l’espace des hommes et de leurs mesquineries». Il rendait visite à sa maman, là où elle se trouve, dans un endroit inaccessible aux vivants qui est le septième ciel. Un «devoir de fils», dit-il. Par cette expérience, vécue comme un salut, il communiquait avec sa mère et ses compagnons ailés. L’auteur n’a pas manqué d’insinuer, avec finesse, des réflexions sur la tolérance et le vivre-ensemble. «Mon septième ciel, c’est donc un espace de diversité culturelle et religieuse en mieux que sur terre», conclut Khalil. Son père serait donc interdit d’accès «car il avait péché un peu plus de la normale, philosophe entier et excessif qu’il était en certaines choses».
Dans sa solitude écrasante, il trouve du réconfort auprès de Pouf, un chat de navire siamois adopté par sa mère de son vivant. «Ma famille à moi, après toi, ton père et ta tante Kalthoum, ce sont les chats », lui répétait incessamment sa mère qui estimait que les bêtes qu’elle nourrissait tous les jours auprès du port lui veulent du bien et la comblent d’affection.
Or, Pouf n’est pas un chat banal. Il est pour Khalil un confident, ami et frère. Les échanges verbaux entre l’humain et son animal de compagnie en font une créature d’un rang supérieur, «un chat botté à sa façon». Les psychiatres que Khalil consultait ont beau tenter de le convaincre que c’est une fiction brodée par ses soins en fonction de ses besoins pour combler ses manques et ses faiblesses. Or, pour lui, ce chat garde un secret de vie. Il a quelque chose qui renforce et qui rend optimiste. Il pense même qu’il est habité par quelque chose, par quelqu’un ou même un djinn bienfaisant. «Qui suis-je? Où vais-je ? Quel avenir m’attend en compagnie de ce drôle de chat ?». Tout le roman s’articule autour de cette série de questions.
Pour guérir ce délire mystique, les psychiatres proposent l’écriture comme thérapie. «C’est une autre forme de lévitation. Cependant elle est plus constructive que la vôtre», avait dit le médecin à Khalil. La littérature tient en effet une part importante dans la construction du récit, étant, selon la mère, «une seconde nourriture pour les vivants».
Le roman est ainsi imprégné de références littéraires, depuis «Les mémoires d’un chat» de la romancière japonaise Hiro Arikawa, en passant par Louis Aragon, Milan Kundera, Robert Silverberg et bien d’autres..
Et comme ce récit est ancré dans un cadre véridique, l’écrivain nous décrit Bizerte avec son pont, ses baies, ses îlots et ses caps. Des itinéraires et des haltes sont relatés de la plage Errimel jusqu’à Ras Engela, en passant par les grottes, Cap Blanc, Cap Negro et Cap Serrat. Il évoque également au fil des événements le circuit architecture avec comme thème Bizerte ville européenne et l’histoire des ponts jusqu’au pont mobile inauguré en 1980. En spécialiste du patrimoine, l’écrivain a évoqué à plusieurs reprises le sandwich aux pois chiches, «une distinction patrimoniale malheureusement si peu valorisée». On trouve même dans le roman «le thé à la baklawa aux pieds du rempart de la ville».
Dans ce roman où délire et lucidité s’entrelacent, Abdellatif Mrabet donne voix à l’invisible chaos mental d’un personnage en crise, en perte de repères.
Une œuvre puissante et profondément humaine qui, sous couvert de fiction, interroge par des symboles et des allusions. Alors que les frontières entre réalité, hallucination et folie s’estompent, « les mots et les définitions n’ont pas d’importance car chacun peut voir midi à sa porte».