La cyberviolence n’est plus un écran de fumée virtuel : c’est une violence à ciel ouvert qui traque ses victimes jusque dans leur téléphone et leur esprit.
Il s’agit d’une nouvelle scène de violences bien réelles qui s’installe au cœur de nos vies numériques. C’est ce qu’il ressort de la conférence-débat majeure sur la cyberviolence, organisée l’après‑midi du 21 novembre 2025 à Ixelles ( Bruxelles) par le Comité de Vigilance pour la Démocratie en Tunisie (CVD Tunisie), en partenariat avec l’Association des Démocrates Tunisiens du Benelux. Cet événement a mis en lumière un phénomène en pleine expansion, qui touche particulièrement les femmes, les jeunes et les journalistes, en Tunisie comme ailleurs, et qui pose des défis juridiques, sociaux et démocratiques de plus en plus pressants.

Une chose est sûre: la cyberviolence recouvre un large éventail de comportements en ligne : harcèlement, menaces, insultes, diffamation, usurpation d’identité, diffusion non consentie d’images, discours haineux ou attaques ciblées sur l’apparence physique, le genre ou le statut social.
En Tunisie, les données disponibles montrent une exposition particulièrement forte des femmes, dont une grande majorité déclare avoir été victimes d’au moins une forme de violence numérique, le harcèlement sexuel en ligne étant l’une des formes les plus répandues. Selon une étude du Credif et du Fonds des Nations Unies pour la population (UNFPA), quatre femmes sur cinq en Tunisie ont subi une forme de cyberviolence. 60 % des femmes interrogées ont été victimes de violences numériques, dont 31 % de harcèlement sexuel en ligne, qui est la forme la plus répandue, suivie du harcèlement en ligne général et de la surveillance obsessionnelle.
L’impact psychologique est lourd, notamment sur les femmes, avec des répercussions parfois graves sur la santé mentale, le bien-être social et la sécurité personnelle.
Les journalistes, en particulier les femmes journalistes, sont également en première ligne, prises pour cibles en raison de leur visibilité et de leur engagement public. Des cas comme ceux de la journaliste sportive tunisienne Naïma Sassi ou de la journaliste française Salomé Saqué illustrent la violence des attaques, fondées sur le physique, le genre ou les opinions exprimées, et la relative impunité dont bénéficient souvent les auteurs.
La question suivante est de savoir qui signe sur les réseaux sociaux, pour lutter contre la cyberviolence. Prenons le cas de Facebook qui est le réseau social le plus répandu. Avant 2013, Facebook ne disposait pas de modérateurs dédiés pour la Tunisie, qui comptait 7 millions d’utilisateurs. Les contenus violents proliféraient. Aujourd’hui, la plateforme a remplacé la modération humaine (de deux modérateurs pour le cas de la Tunisie) par des intelligences artificielles, souvent perfectibles. Ce qui engendre des erreurs et des frustrations, notamment sur la situation à Gaza.
Le problème fondamental reste la question du signalement, de la sanction et surtout du suivi après la dénonciation des contenus abusifs.
Performance artistique et dénonciation de la misogynie
Lors de la conférence, l’artiste et comédienne tunisienne Mariem Memni, installée à Bruxelles, a présenté une performance numérique visant à interroger simultanément les normes de beauté et les violences sexistes en ligne. Spécialiste de l’art invisuel, elle a utilisé les réseaux sociaux pour transformer son image en direct, en accentuant ses rondeurs et en déformant son visage à l’aide de filtres. Cette mise en scène avait pour objectif de provoquer les réactions des internautes et de révéler la violence symbolique du regard porté sur les corps féminins dans l’espace numérique.
En poussant à l’extrême les codes de la beauté et de la laideur, Mariem Memni renvoie la société à ses contradictions et met en évidence les mécanismes de misogynie, de harcèlement et d’objectification. Cette performance s’inscrit dans le prolongement de son travail au sein de l’École Européenne pour l’Intégration des Migrants par l’Art (EEIMA) qu’elle dirige à Bruxelles, où l’art est mobilisé comme outil d’émancipation, notamment pour les femmes.
Jeunes, hyperconnexion et vulnérabilité accrue
De son côté, la psychologue et ergonome cognitive Armelle Schaad (Université Libre de Bruxelles) a apporté un éclairage scientifique sur les effets du surtemps d’écran chez les jeunes. En effet, les adolescents européens passent en moyenne plus de sept heures par jour devant leurs écrans, souvent la nuit. Ce qui perturbe fortement le sommeil et favorise des troubles cognitifs et psychiques. Cette hyperconnexion augmente les risques de dépression, de comportements agressifs et de pensées suicidaires. Tout en exposant davantage les jeunes au cyberharcèlement.
La cyberviolence chez les adolescents se nourrit d’un climat de pression sociale permanente, où l’image de soi, la comparaison entre pairs et la peur de l’exclusion sont exacerbées par les plateformes numériques. La protection des jeunes implique donc à la fois une régulation des usages, une éducation aux médias et un accompagnement psychologique adapté.
Un cadre juridique fragmenté et controversé de la cyberviolence
Sur le plan juridique, l’avocate Anissa Tebai, spécialiste des droits humains et de l’égalité femmes-hommes, a rappelé que la loi organique n°2017‑58 relative à la lutte contre la violence faite aux femmes constitue un texte de référence, mais qu’elle ne traite pas explicitement de la cyberviolence. Le décret-loi n°54 de 2022, censé lutter contre la diffusion de fausses informations, a introduit des dispositions applicables aux contenus numériques. Cependant sa mise en œuvre soulève de fortes controverses en raison de son utilisation dans des affaires touchant des avocates, journalistes ou chroniqueuses. Alimentant ainsi la crainte d’une instrumentalisation répressive et d’atteintes à la liberté d’expression.
Au niveau international, plusieurs instruments fournissent un socle solide pour penser la protection des droits numériques : Déclaration universelle des droits de l’homme; Pacte international relatif aux droits civils et politiques; Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW); Convention de Budapest sur la cybercriminalité; Convention d’Istanbul sur la violence à l’égard des femmes; ainsi que la Charte africaine et la Charte arabe des droits de l’homme.
Ces textes consacrent la vie privée, la sécurité, l’égalité, la protection contre la discrimination et la liberté d’expression, en encourageant une prise en compte de plus en plus explicite de la dimension numérique.
Spécificités et obstacles à la répression de la cyberviolence
Pourtant, la répression de la cyberviolence se heurte à plusieurs difficultés structurelles : la dispersion et la multiplicité des textes applicables; la diversité des procédures et la complexité de la qualification juridique des faits. L’espace numérique lui-même complique l’identification des auteurs, facilite la dissimulation d’identité, la circulation transnationale des contenus et la disparition rapide des messages. Et ce, tout en rendant leur effacement complet presque impossible.
La conférence a insisté sur la nécessité pour les victimes de documenter les faits : captures d’écran, conservation de messages, preuves de chantage, recours à un huissier pour donner une valeur probante aux éléments collectés et saisine des unités spécialisées en matière de cybercriminalité. La preuve pénale reste libre, mais exige une méthodologie rigoureuse pour permettre une réponse judiciaire effective.
Vers une protection renforcée des droits numériques
Les intervenantes ont souligné que la lutte contre la cyberviolence doit s’articuler autour de trois droits fondamentaux :
- La vie privée numérique;
- La sécurité numérique;
- Et la liberté d’expression, étroitement liés au droit à l’information.
L’enjeu est de trouver un équilibre entre la protection des individus, la libre circulation des idées et la prévention d’un usage abusif du pouvoir répressif de l’État. La violence numérique varie selon le profil des victimes (militantes politiques, femmes non engagées, personnes racisées, femmes handicapées, etc.). Ce qui impose une approche sensible au genre et aux discriminations croisées.
Parmi les recommandations formulées, figurent :
- L’harmonisation de la législation tunisienne avec les conventions internationales ratifiées et l’intégration explicite de la cyberviolence dans le droit interne;
- La spécialisation des structures (équipes d’enquête dédiées, experts accrédités, chambre pénale spécialisée);
- L’élaboration d’un guide procédural détaillant les mécanismes de plainte et d’orientation des victimes, avec un renforcement de l’accompagnement psychologique, social et juridique.
En somme, laisser la cyberviolence se répandre revient à tolérer la dégradation continue des droits fondamentaux. D’où l’importance de dénoncer et de dire stop à la cyberviolence.
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