Alors que le monde assiste Ă une reconfiguration silencieuse mais profonde des rapports monĂ©taires, le dollar perd de son emprise face Ă lâessor des monnaies locales pilotĂ© par les BRICS. Ce bouleversement, loin dâĂȘtre marginal, redessine les Ă©quilibres gĂ©opolitiques et offre au Maghreb une opportunitĂ© historique de redĂ©finir sa place dans le jeu mondial. Encore faut-il savoir lâanticiper.
LâhĂ©gĂ©monie du dollar, colonne vertĂ©brale du systĂšme financier international depuis 1945, semble entrer dans une phase de reflux. Loin des annonces fracassantes, un basculement profond est en cours, portĂ© par plus de 90 pays qui, dans le sillage des BRICS, redĂ©finissent leur rapport au billet vert. Ce mouvement mondial de dĂ©dollarisation ne relĂšve plus du simple dĂ©bat idĂ©ologique. Il sâinscrit dans une dynamique gĂ©opolitique affirmĂ©e et portĂ©e par des outils concrets, des alliances nouvelles, et une volontĂ© partagĂ©e de souverainetĂ© monĂ©taire.
Ce rĂ©alignement monĂ©taire, amorcĂ© au Sud et Ă lâEst du globe, remet en cause lâordre financier Ă©tabli aprĂšs la Seconde Guerre mondiale, dans lequel le dollar est Ă la fois monnaie dâĂ©change, dâendettement, de rĂ©serve, et dâinfluence politique. Ă mesure que des puissances Ă©mergentes sâorganisent autour dâalternatives monĂ©taires, une nouvelle architecture mondiale se dessine. Et le Maghreb, longtemps pĂ©riphĂ©rique dans les Ă©quilibres globaux, pourrait bien y trouver une marge dâaction stratĂ©gique inĂ©dite.
Lâoffensive monĂ©taire des BRICS
Depuis le dĂ©but de 2025, les membres des BRICS ont considĂ©rablement intensifiĂ© leurs efforts pour substituer le dollar par leurs monnaies nationales dans les Ă©changes commerciaux. LâIran et la Russie commercent dĂ©sormais exclusivement en rouble et en rial. LâInde a doublĂ© ses Ă©changes avec la Russie, grĂące Ă des rĂšglements en roupie. Le BrĂ©sil et la Chine ont Ă©tabli un canal direct en real et yuan, adossĂ© Ă lâintĂ©gration du systĂšme de paiement chinois dans les banques brĂ©siliennes.
Au-delà des accords bilatéraux, les BRICS construisent des infrastructures financiÚres capables de concurrencer les systÚmes occidentaux : le BRICS Pay, plateforme de paiements transfrontaliers en monnaies locales; la New Development Bank (NDB), qui finance des projets dans des devises non-dollar; ou encore des chambres de compensation régionales qui évitent les circuits traditionnels dominés par SWIFT.
Ces dynamiques, loin de rester cantonnĂ©es Ă ce cercle initial, sâĂ©tendent dĂ©sormais Ă lâAfrique, Ă lâAsie du Sud-Est, Ă la CommunautĂ© des Ătats IndĂ©pendants (CEI) et Ă lâAmĂ©rique latine. La dĂ©dollarisation devient une matrice gĂ©oĂ©conomique partagĂ©e par un nombre croissant dâĂtats, souvent motivĂ©s par la volontĂ© de se prĂ©munir contre lâextraterritorialitĂ© du droit amĂ©ricain et les sanctions politiques.
Le secteur énergétique, catalyseur de la mutation
Le secteur de lâĂ©nergie, longtemps verrouillĂ© par le pĂ©trodollar, est aujourdâhui lâun des plus concernĂ©s par cette transformation. LâArabie saoudite, pivot de lâOPEP, a commencĂ© Ă accepter le yuan pour certaines de ses ventes de pĂ©trole. LâInde rĂšgle ses importations russes en roupie. Le Ghana achĂšte dĂ©sormais du pĂ©trole contre de lâor. Autant de signaux qui indiquent que les principaux marchĂ©s mondiaux dâhydrocarbures sont en train de rompre avec lâuniformitĂ© dollar.
Ce changement est largement perçu comme une rĂ©ponse Ă lâusage gĂ©opolitique du dollar par les Ătats-Unis, notamment Ă travers les sanctions extraterritoriales. En rĂ©ponse, des pays cherchent Ă reprendre le contrĂŽle de leurs flux Ă©conomiques en se dĂ©tachant dâune monnaie qui nâest plus perçue comme neutre.
Un multilatéralisme de rupture
Face Ă cette vague de repositionnement monĂ©taire, les rĂ©actions amĂ©ricaines se durcissent. Donald Trump, menace (encore ?) dâimposer des droits de douane de 100 % aux pays sâengageant dans des alternatives au dollar. Cette approche unilatĂ©rale renforce la polarisation du systĂšme international et pousse de nombreux pays Ă accĂ©lĂ©rer leur autonomie monĂ©taire.
Pour autant, au sein mĂȘme des BRICS, des divergences apparaissent. Le prĂ©sident brĂ©silien Lula a ainsi retirĂ© de lâagenda la question dâune monnaie unique des BRICS, appelant toutefois Ă une approche multilatĂ©rale Ă©quilibrĂ©e. Cela reflĂšte une tension entre le besoin dâunitĂ© politique et les rĂ©alitĂ©s hĂ©tĂ©rogĂšnes des Ă©conomies membres.
Le Maghreb face Ă une recomposition mondiale
Dans ce contexte de fragmentation monétaire, les pays du Maghreb peuvent transformer leur position périphérique en atout stratégique. La réorganisation des flux commerciaux et financiers ouvre un espace inédit pour rééquilibrer leurs dépendances et diversifier leurs partenariats.
Sur le plan Ă©conomique, la possibilitĂ© de nouer des accords bilatĂ©raux en monnaies locales avec des partenaires asiatiques ou africains permettrait de rĂ©duire lâexposition au dollar et Ă lâeuro, tout en sĂ©curisant des approvisionnements vitaux. Le Maghreb peut Ă©galement sâinsĂ©rer dans les circuits de financement de la NDB ou de la Banque asiatique dâinvestissement dans les infrastructures, qui offrent des alternatives aux prĂȘts conditionnĂ©s des institutions de Bretton Woods.
Sur le plan Ă©conomique, la possibilitĂ© de nouer des accords bilatĂ©raux en monnaies locales avec des partenaires asiatiques ou africains permettrait de rĂ©duire lâexposition au dollar et Ă lâeuro, tout en sĂ©curisant des approvisionnements vitaux.
Sur le plan logistique et Ă©nergĂ©tique, lâAlgĂ©rie dispose dâune carte maĂźtresse en tant que fournisseur de gaz naturel. Elle peut renforcer ses alliances vers lâEst en intĂ©grant des accords en monnaies alternatives avec la Chine ou la Turquie. Le Maroc, plateforme de transit entre lâAfrique et lâEurope, a les atouts pour devenir un hub de paiements rĂ©gionaux. La Tunisie, quant Ă elle, peut tirer parti de sa proximitĂ© gĂ©ographique avec les deux blocs pour jouer un rĂŽle de pont monĂ©taire, Ă condition de renforcer sa diplomatie Ă©conomique.
Une posture de non-alignement actif
Dans un monde de plus en plus polarisĂ©, la prudence stratĂ©gique impose aux pays du Maghreb dâadopter une posture de non-alignement actif. Cela suppose de maintenir des relations Ă©quilibrĂ©es avec lâOccident tout en sâouvrant aux instruments monĂ©taires et financiers issus des BRICS et de leurs partenaires.
Sur quoi pourrait reposer une stratĂ©gie maghrĂ©bine efficace dans ce nouveau contexte monĂ©taire ? Faut-il renforcer la souverainetĂ© financiĂšre en diversifiant les rĂ©serves de change, en adhĂ©rant partiellement Ă des plateformes de paiement alternatives, en concluant des accords de swap bilatĂ©raux et en sâintĂ©grant progressivement aux flux commerciaux libellĂ©s en monnaies non-dollar ?
Un tournant Ă ne pas manquer
La dĂ©dollarisation mondiale, encore impensable il y a une dĂ©cennie, est aujourdâhui une rĂ©alitĂ© en construction. Elle traduit un nouvel Ă©quilibre de puissances, une revendication de souverainetĂ© Ă©conomique et un rejet croissant de la centralitĂ© politique du dollar. Dans ce processus, les pays du Maghreb ne doivent pas rester spectateurs.
Ils disposent des leviers nĂ©cessaires pour capter les opportunitĂ©s de cette transition monĂ©taire, Ă condition dâadopter une vision stratĂ©gique cohĂ©rente, dâinvestir dans les outils de nĂ©gociation monĂ©taire et dâaffirmer une diplomatie Ă©conomique fondĂ©e sur la diversification et lâanticipation.
Le basculement est en cours : le Maghreb saura-t-il en faire un levier dâindĂ©pendance et de projection, ou en subira-t-il une fois de plus les consĂ©quences en simple suiveur ?
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* Dr. Tahar EL ALMI,
Economiste-EconomĂštre.
Ancien Enseignant-Chercheur Ă lâISG-TUNIS,
Psd-Fondateur de lâInstitut Africain
DâEconomie FinanciĂšre (IAEF-ONG)
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