Dans un contexte économique difficile marqué par l’héritage d’une décennie d’instabilité politique, de gestion défaillante et de crise sociale persistante, Maher Belhadj, expert en économie et finance, appelle à des réformes structurelles profondes pour sauver la Tunisie. Dans cet entretien, il expose les mesures nécessaires pour soutenir les PME, intégrer l’économie parallèle au circuit formel et garantir une stabilité durable. Il décrypte également les opportunités offertes par le projet de loi de finances 2025 et le statut amendé de la BCT, tout en plaidant pour une vision économique audacieuse et inclusive.
Quelles réformes économiques et sociales la Tunisie devrait-elle mettre en place pour favoriser la croissance des PME, intégrer l’économie parallèle à l’économie formelle et garantir une stabilité économique et sociale durable ?
La Tunisie aurait dû amorcer, voire accélérer, ses réformes économiques dès 2016, et même bien avant. Lorsque je parle de réformes économiques, je fais nécessairement référence aux impacts sociaux, car économie et social sont indissociables, surtout dans un environnement libéral. Négliger l’aspect social peut entraîner une instabilité qui nuit à la croissance économique. En outre, l’ignorance des droits sociaux pourrait nous conduire à des situations proches de l’esclavage et de l’appauvrissement. Sans exagérer, un tel manque de prise en compte des droits sociaux pourrait nous faire basculer dans une époque médiévale et entraîner des soulèvements révolutionnaires.
En l’absence de réformes efficaces, le pays n’aura jamais la stabilité nécessaire, tant sur le plan économique que social, pour attirer les investissements et mener les réformes indispensables à l’économie. Il est possible, à titre d’exemple, de faire en sorte que les négociations sociales avec l’UGTT se tiennent tous les trois ans au lieu de chaque année.
Examinons notre tissu économique, qui repose principalement sur les PME, qui représentent plus de 90% de notre économie. Un fait marquant devrait nous interpeller : de nombreuses entreprises, présentes sur le marché depuis 20, 30 ou même 40 ans, n’ont jamais connu un essor significatif, malgré leur longue expérience. La cause de cette stagnation réside dans l’absence de soutien de l’État, un soutien crucial qui n’a été accordé qu’à quelques groupes économiques influents. De plus, l’accord d’association avec l’Union européenne a eu un impact négatif, contribuant à la disparition de nombreuses PME. Ces entreprises n’ont pas prospéré, car elles se sont concentrées sur le marché local, sans chercher à s’étendre à l’international, notamment sur le marché africain, qui regroupe plus d’un milliard de consommateurs. De plus, l’environnement économique et l’écosystème n’ont pas facilité l’essor de ces PME. Parmi les obstacles majeurs, je souligne l’accès limité au financement, tant pour la création de projets que pour l’extension d’autres.
En tant que banquier, je peux affirmer que les charges financières imposées aux PME par les banques sont souvent similaires, voire identiques, ce qui suggère une entente tacite entre les établissements financiers. Cela nuit à la concurrence et engendre une économie fantôme, ou « économie parallèle ». Si cette économie parallèle venait à s’intégrer à l’économie formelle, le PIB national pourrait connaître une augmentation significative, pouvant même doubler. En intégrant les travailleurs du secteur informel dans l’économie formelle, la croissance pourrait atteindre 3 à 4 points supplémentaires durant les premières années, pour dépasser les 7 ou 8% à terme. Cette dynamique permettrait de stabiliser le pays sur le plan économique et social.
Un autre impact important de l’intégration de l’économie parallèle serait la génération de recettes fiscales. Il est essentiel de rappeler que cette économie parallèle échappe à l’impôt et prive l’État de ressources fiscales cruciales. Par ailleurs, il convient de noter que l’économie parallèle est en grande partie financée par l’économie formelle, car ce sont les Tunisiens qui achètent les produits du marché parallèle, alimentant ainsi son développement.
Un autre facteur est à prendre en compte : le régime forfaitaire, dont bénéficient près de 420 000 personnes qui paient des montants très faibles à l’État. En conséquence, l’État perd annuellement près de 25 milliards de dinars, une somme qui pourrait couvrir la dette publique, estimée à 24,7 milliards de dinars au début de l’année 2023. Cette situation montre que l’État pénalise les entreprises qui respectent la légalité.
Les PME tunisiennes rencontrent donc plusieurs contraintes majeures : la concurrence déloyale exercée par le marché parallèle, une pression fiscale lourde et instable, des charges financières élevées, la limitation du marché local, trop petit pour permettre leur expansion à l’international et l’absence de soutien de l’État.
Je note également l’absence de véritable valeur ajoutée dans de nombreux produits tunisiens. Par exemple, l’huile d’olive est souvent exportée en vrac, alors qu’elle pourrait générer davantage de recettes si elle était correctement conditionnée et emballée. Cette absence de valeur ajoutée reflète une faiblesse structurelle dans l’économie tunisienne. Enfin, la corruption, qui a longtemps miné le système économique, a obligé de nombreux Tunisiens à se tourner vers des circuits informels et illicites pour subsister. Ce phénomène a porté un coup sévère à l’économie nationale et empêché la croissance d’une économie saine et durable.
Est-il encore possible de sauver le pays et de redresser l’économie nationale ?
En 2016, et même bien avant cette date, nous avions l’opportunité de redresser la barre et de remettre l’économie nationale sur les rails. Comme vous le savez, en économie, plus tôt les réformes sont mises en œuvre, plus elles ont de chances d’être efficaces, car le temps joue un rôle crucial. Aujourd’hui, la situation du pays est critique, mais des réformes structurelles commencent à émerger. Reconstruire l’économie, gravement endommagée au cours d’une décennie noire, est un défi de grande ampleur. Hériter d’un tel passif nécessite du temps, des sacrifices et une stratégie cohérente.
Ce lourd héritage est aggravé par une détérioration des valeurs sociétales tunisiennes et par une baisse significative de l’épargne et des dépôts, due aux conditions de vie difficiles des citoyens. Ces facteurs compliquent davantage la tâche de relance. Le moment est venu d’agir avec détermination. Il est impératif de mettre en œuvre des réformes urgentes et visionnaires.
Que signifie « réformes visionnaires » dans ce contexte ?
Cela signifie que les réformes doivent être conçues pour anticiper les défis futurs et ne pas se limiter à des solutions conjoncturelles, valables uniquement à court terme. Il est essentiel d’éviter une situation où le pays serait contraint de réviser ses politiques chaque année, car cela entraînerait une instabilité susceptible de décourager les investisseurs, qu’ils soient locaux ou étrangers. En ces temps critiques, la stabilité économique et politique est un impératif absolu pour la relance.
Que pensez-vous du projet de loi de finances 2025 ? Est-il sur la bonne voie ?
Oui, mais pas entièrement. Prenons un exemple concret : la mise à jour des paliers d’imposition prévue dans ce projet constitue une avancée positive. Cependant, l’État ne peut pas aller plus loin dans l’amélioration de ces paliers, car il a besoin de maintenir un niveau élevé de recettes fiscales. Si le marché parallèle était intégré au circuit formel, cela offrirait à l’État une marge de manœuvre suffisante pour réduire davantage la pression fiscale.
Cela dit, cette mise à jour contribuera à alléger la charge fiscale des classes défavorisées, voire de la classe moyenne.
Il est néanmoins essentiel de clarifier ce que l’on entend par classe moyenne. Certains estiment qu’elle inclut les revenus dépassant 5 000 dinars par mois, tandis que d’autres placent ce seuil à 2 000 dinars. Une définition claire et consensuelle des classes sociales en Tunisie – aisée, moyenne, défavorisée – permettrait d’harmoniser les points de vue et d’élaborer des politiques plus adaptées. Actuellement, la mise à jour des paliers fiscaux engendrera une augmentation moyenne de 25 dinars par mois pour les ménages concernés, ce qui reste insuffisant.
Malgré ses imperfections, le projet de loi de finances 2025 donne tout de même une lueur d’espoir. Pour augmenter encore ses recettes fiscales, l’État pourrait envisager de déduire les charges d’investissement et les dépenses liées aux produits de consommation de l’assiette imposable, encourageant ainsi l’investissement et la consommation productive.
En ce qui concerne les secteurs économiques, le PLF 2025 accorde pour la première fois une attention particulière au secteur technologique, une démarche prometteuse. Ce progrès pourrait être renforcé par des amendements au code des changes et la promulgation d’autres lois qui accompagneraient et soutiendraient cette vision. Cependant, des résistances au changement subsistent, notamment en raison de la nature conservatrice de nombreux Tunisiens, qui ont souvent du mal à accepter des réformes radicales.
Un autre point critique concerne l’imposition des grandes entreprises. Actuellement, certaines sont soumises à un impôt de 40% sur leur chiffre d’affaires. Cela peut poser problème : une entreprise réalisant un chiffre d’affaires de 3 millions de dinars, mais un bénéfice net de seulement 1 million, serait pénalisée par cette taxation élevée. Il serait plus juste d’imposer les entreprises sur leurs bénéfices plutôt que sur leur chiffre d’affaires, afin de ne pas nuire à leur croissance et à leur compétitivité. En conclusion, bien que le PLF 2025 introduise des mesures intéressantes, il reste perfectible, notamment en termes d’équité fiscale et d’accompagnement législatif pour garantir un environnement économique stable et inclusif.
Le projet de loi visant à amender la loi n° 2016-35 du 25 avril 2016, qui établit le statut de la Banque centrale de Tunisie (BCT), suscite un vif débat entre ses partisans et ses opposants.
Selon cette loi, la BCT a pour principales missions : assurer la stabilité des prix, contribuer à la réalisation des objectifs socio-économiques de l’État, en favorisant la croissance du PIB, la création de richesse et la réduction du chômage, maintenir l’équilibre financier de l’État tout en minimisant les coûts, afin de réduire le recours excessif aux financements extérieurs et intérieurs et préserver la valeur du dinar face aux devises étrangères et limiter l’inflation importée.
Dans un contexte marqué par une décennie noire, une gestion défaillante des finances publiques par les gouvernements successifs, l’impact de la pandémie de Covid-19, la guerre en Ukraine et une instabilité politique chronique, la Tunisie a frôlé l’effondrement économique. Depuis le 25 juillet 2021, des mesures drastiques ont été prises pour éviter le pire, bien qu’elles pèsent encore lourdement sur les Tunisiens. Par ailleurs, l’endettement excessif accumulé sur dix ans n’a engendré aucune création significative de richesse.
Face à cette situation, la politique actuelle s’efforce de réduire les dettes extérieures au profit des financements intérieurs. Cependant, ces derniers s’accompagnent de coûts très élevés, augmentant les dépenses de l’État et limitant la liquidité des banques, ce qui freine le financement des acteurs économiques.
Pour pallier ce manque de liquidité, la BCT intervient à travers ses refinancements, dont le montant global est passé de 17 500 MD en 2019 à 12 338 MD aujourd’hui. Toutefois, ce déficit de liquidité a conduit à une hausse des taux d’intérêt directeurs (TID) pour maîtriser l’inflation.
Le nouveau projet de loi prévoit de répartir ces refinancements en deux volets : une part destinée aux institutions financières pour faciliter le financement de l’économie nationale, et une autre part permettant à l’État de se financer directement auprès de la BCT à un taux réduit, afin de diminuer les coûts liés à ses investissements.
Ce mécanisme permettrait également à la BCT de racheter les créances de l’État détenues par les banques, renforçant ainsi la liquidité des institutions financières et soutenant le financement de l’économie nationale.
Les impacts attendus de cette réforme incluent une baisse de l’inflation et de l’indice des prix, une accélération et une réduction des coûts des investissements publics, une amélioration de la valeur ajoutée et une contribution à la croissance du PIB.
Pour que cette réforme produise pleinement ses effets, il est essentiel d’accélérer les réformes structurelles, tout en luttant contre les quatre grands fléaux du pays : le terrorisme, l’économie parallèle, l’évasion fiscale et la corruption. D’autres mesures doivent également être mises en place, telles que le lancement effectif de l’identifiant unique et l’instauration de dispositifs permettant de concrétiser la dématérialisation des paiements. La digitalisation de l’administration doit être mise en œuvre de manière tangible afin de simplifier les démarches administratives et atteindre l’objectif d’un zéro papier. Enfin, les autorités compétentes doivent exercer un contrôle strict sur les circuits de distribution pour lutter contre la spéculation et la hausse des prix.
Cette interview est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 907 du 20 novembre au 4 décembre 2024
L’article Maher Belhadj : « Le PLF 2025 représente une lueur d’espoir, mais il reste perfectible » est apparu en premier sur Leconomiste Maghrebin.