L’auteure de cette nouvelle est journaliste et écrivaine. Après ‘‘Tine wa bellawr’’ (Argile et verre, 1994), Alia Rhaiem a publié ‘‘El khaïba tasbok el maout’’ (La déception devance la mort, 1997) et ‘‘Ismek la yadolou alaïk’’ (Ton nom n’informe pas sur toi, 2001), qui lui valut le Prix Zoubeïda-Bchir de création féminine la même année, et ‘‘Selfie’’ (2021). Elle anime et produit une émission à la Radio Monastir joliment baptisée ‘‘Arouss El Bahr’’ (La Sirène).
Nouvelle de Alia Rhaïem
Il s’est choisi un endroit où le soleil cogne avec ses rayons brûlants et provoque des maux de tête, tira la chaise et s’assit paresseusement comme une cigogne triste, appela le serveur, lui demanda un café express sans sucre, puis alluma une cigarette et se mit à faire, avec les volutes, des images de ce qui le tourmente et l’angoisse.
Il se mit, pris par l’évanescence qui envahissait ses yeux, à suivre la vie dense, en marche, devant lui, avec son habillement et son rythme routinier…C’est l’une des rues qui étouffent par ces foules de gens et de corps, jusqu’à mourir, quand la nuit leur apporte remède et tranquillité. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’elles se libèrent des souillures de cette vie.
Il lui vint à se demander : D’où viennent tous ces gens ? Pourquoi courent-ils si vite ? Quel événement urgent les attend ? Où vont-ils ? Forcément, ce n’est pas vers chez eux ou vers leur travail, sinon, ils auraient marché plus lentement comme lui. Et tous ces moteurs qui vrombissent nerveusement et remplissent l’espace de leur fumée noire ! Ne connaissent-ils pas la panne ? Ne sont-ils pas las de fonctionner ? Ne peut-on s’en passer, ne serait-ce qu’un seul jour ? D’où viennent-ils avec toutes ces voitures ? Tiens ! Ce jeune homme, par exemple et – ils sont nombreux ses semblables -, regarde comment il s’assoit derrière le volant paisiblement, il porte des lunettes noires, pose tantôt sa main gauche sur la porte, tantôt, il la soulève pour ranger les mèches de ses cheveux que défait l’air. Sa voiture est parmi les modèles les plus récents, d’où a-t-il ça ? Est-ce un cadeau d’anniversaire ? Sans nul doute, c’est un cadeau de papa et maman.
Il ne souvient pas que sa famille ait fêté son anniversaire une fois, si elle l’avait fait, elle aurait été contrainte d’en fêter cinq autres. Et cette femme qui profite du feu rouge pour s’assurer à travers le rétroviseur que son maquillage est sauf, où va-t-elle avec cette robe déshabillée qui ne peut retenir ses seins rebelles, pendant que certains passants qui traversent, la fixent de leurs regards brûlants. Peut-être va-t-elle chez la coiffeuse ou chez un dentiste ou peut-être, a-t-elle simplement fui les murs de sa maison ?
Et ce vieillard avec sa Mercedes noire, ne craint-il pas l’assaut du policier parce qu’il a grillé le feu rouge ? Est-ce qu’il était vraiment pressé ? Peut-être a-t-il un rendez-vous avec une jolie fille de l’âge de l’une de ses filles ou peut-être une affaire commerciale l’attend, dont il va tirer des bénéfices énormes, ce qui ne signifie rien, à côté de sa fortune parsemée à travers les banques.
Quoi ! Et si le ciel répond un jour à ses supplications et lui prodigue des dons un jour ? Une voiture de luxe, de l’argent et beaucoup d’autres choses. Si cela se réalisait, il inverserait sa vie, sens dessus dessous, il commencerait par quitter la maudite Meherzia pour se chercher une épouse avec laquelle il profiterait du bien-être et du bonheur. Il répudierait aussi l’administration sinistre, avec ses bureaux et leur odeur humide et triste, il ouvrirait une agence pour import-export, il voyagerait, il créerait ce qui étonne !
Deux adolescentes qui traversaient la rue, attirèrent son attention, elles se déhanchaient toutes désirables, tuant les âmes frustrées avec leurs hauts talons et leurs robes courtes qui laissaient entrevoir au-dessus de leurs genoux une chair tendre, il les fixa du regard, les prit en pitié, car il était évident qu’elles s’efforçaient de paraître plus grandes que leur âge, il pensa leur adresser un sourire discret, mais son sourire lui échappa, rencontra l’une d’elles, elle le fusilla d’un regard méprisant et lui jeta un peu de son venin :
– La vieillesse et la malfaisance !
Il maudit son geste vil, maudit les traits de la vieillesse dans sa mèche, ils déforment la vérité de son âge réel. Quarante trois ans, ça signifie quelque chose, ça ? Un âge frêle, dans lequel il n’a rien obtenu de l’expérience de la vie ni du plaisir de la jeunesse ; Il ne se souvient pas qu’il ait poursuivi les filles comme le font ses semblables, il n’a pas invité l’une d’elles à voir un film pour profiter, dans l’obscurité de la salle, de toucher ses doigts tremblants. Sa pudeur le retenait de courtiser les jeunes filles. Comme il était furieux des rires de ses camarades de lui !
Le croassement de Meherziya le poursuivait dans son refuge sous le soleil, lui gâchait son évasion. Personne d’autre comme elle, ne lui a bousillé sa vie, une femme obstinée qui ne cesse de l’épuiser par son mauvais caractère, son exigence insistante, elle l’a poussé à travailler en dehors des horaires administratifs afin de gagner plus d’argent et parvenir au rang de sa sœur, mariée à un homme d’affaires. Pourquoi n’avait-elle pas bougé elle-même et fait fonctionner son esprit stupide, alors que la machine à coudre croupit dans un coin dans la salle de séjour ? Mais pour qui laisserait-elle les réunions de femmes, comment pourrait-elle savoir qui se marie, qui divorce, qui voyage, qui décède, qui…
Sa grande méchanceté, sa ruse, l’ont poussée à chercher par tous les moyens une possibilité de se débarrasser de sa mère âgée. Elle n’était pas gênée, lui avait demandé de l’emmener à un asile de vieillards pour se reposer de son radotage qui dérangeait sa maison tranquille. Il ne peut trahir sa mère, coûte que coûte, il lui restera fidèle, jusqu’à son dernier jour, il est le fils aîné, le seul qui reste dans la ville parmi les cinq autres frères, dispersés pour leur travail à travers le vaste pays. En outre, sa mère déteste de quitter son lieu de naissance et être coupée du jardin de ses souvenirs, de cette maison qu’elle a cédée à Meherziya qui l’avait persuadée qu’elle était la belle-fille idéale.
Maudite Meherziya ! Maudite avec ses pensées malsaines, son égoïsme extrême, sa langue de vipère, ses propositions malveillantes auxquelles il se sent contraint de se soumettre pour mériter la paix de sa mère. Elle lui imposa une fois de suivre un certain régime pour maîtriser le sexe de la progéniture qui arrive. Elle détestait que la maison se remplît de garçons. Malgré cela, un quatrième garçon est né, défiant l’insolence de la mère et toutes les ordonnances médicales.
Comme il désirait, lui aussi, avoir une jolie fille qui lui aurait procuré de la tendresse par sa douceur et sa finesse féminine, il aurait joué avec ses cheveux longs et lisses, il lui aurait acheté des robes brodées de couleurs printanières, elle aurait posé sur sa joue un baiser d’amour et de reconnaissance, il l’aurait appelée Latifa, il aurait demandé à Dieu qu’elle n’hérite rien des caractères de sa mère tyrannique.
Il se secoua à sa place, revenu à lui par l’écho de rires hystériques venant de la table à côté. Qu’est-ce qui les fait rire ? Comment trouvent-ils la voie vers ces atmosphères joyeuses si facilement ? Quand a-t-il perdu, lui, sa capacité de rire ? Les raisons du bonheur ont-elles disparu de sa vie, à cause du nombre de ses soucis et de ses problèmes ?
Il appela le serveur de nouveau, commanda un deuxième express, regarda sa montre. Il est neuf heures et demie du matin. Son chef de service accourra vers lui pour l’interpeller avec insistance, lui, qui n’a jamais été en retard, au point où ses collègues règlent leur montre sur son rythme, il inventera une mauvaise excuse comme Meherziya qu’il épousa de force, il dira : Meherzia est tombée dans le puits, s’est brûlée avec le gaz, une voiture l’a heurtée, peu importe, il trouvera l’excuse qui convienne, c’est sûr.
Quand il était petit enfant, longtemps, il désirait arriver à l’école, le matin, en retard. Parfois, il prétendait être malade afin d’attirer l’affection de sa mère, mais son père restait tout le temps aux aguets, l’attrapait et le tirait par en-dessous de la couverture et n’avait l’esprit tranquille qu’en le voyant entrer en classe. Comme il aurait aimé être l’un des costauds de sa classe, ayant leurs muscles, leur insolence et leur mode de vie ! Il les regardait d’un œil admiratif et envieux car tout dans sa vie marchait selon un rythme ordonné, il détestait que les maîtres lui tapent sur l’épaule et le considèrent comme un exemple de l’élève parfait et poli.
Il alluma sa cinquième cigarette depuis qu’il est arrivé au café, ferma les yeux, se donna l’illusion qu’il voguait dans le ciel vaste. Qu’en est-il s’il devenait deux ailes, combien il serait heureux s’il pouvait voler un jour ! Il s’enfuirait loin, se cacherait dans l’extrême pays, peut-être, atterrirait-il dans le désert. De toute façon, ce désert avec ses sables et ses dunes, serait plus clément que la maison de Meherziya.
Soudain, il sursauta, effrayé, il sentit un petit corps marcher sur son pied, fixa la terre et vit une grenouille égarée, entrant se promener dans un monde dans lequel elle n’avait rien à faire, il se mit à la fixer avec beaucoup de tendresse, aurait aimé la tenir et caresser sa peau lisse, même si cela le répugnait.
La dernière fois qu’il a eu affaire aux grenouilles, c’était quand il avait dix ans, il sortit avec les enfants du quartier par un soir d’hiver à leur recherche dans les marais, il était le seul qui a eu la chance d’en trouver une, il l’emmena, triomphant à la maison, la tête couronnée.
Son jeu enfantin morbide lui inspira de soumettre la grenouille à une expérience excitante, il la mit sous le sapin et remplit sa bouche d’eau, elle s’est mise à gonfler peu à peu, jusqu’à ce que son volume doublât et finit par éclater, les entrailles toutes dehors, son père descendit avec un gros bâton, se mit à le frapper fort et faillit lui briser le dos.
Avec les brises de l’enfance, un jet de bonheur délicieux le traversa, mais vite devint un regret enfoui, – où en–est-il de son enfance, de son jeu ? – les jours passèrent et se succédèrent sans qu’il s’en aperçoive, firent de lui cet adulte triste, posé ici lourdement, cherchant dans les rayons du soleil une quelconque chaleur, après l’avoir perdue chez lui.
Le temps s’écoulait autour de lui, épais, s’en allait avec la moitié du matin, il ne pensait pas encore rejoindre son travail, peut-être n’y pensait-t-il plus du tout, ni même revenir chez lui. Mehreziya le recevra avec ses complaintes continuelles à propos des enfants et de sa mère, elle le harcèlera de questions, il n’aura aucune envie de lui répondre ni de parler avec qui que ce soit.
Il sortit un peu de monnaie de sa poche, la posa sur la table puis disparut dans la foule compacte de la longue avenue, se heurtant à l’un, une fois, à une autre, d’autre, s’excusant bêtement, poursuivant sa marche, de nouveau.
Nouvelle extraite de ‘‘Tine wa bellawr’’ (Argile et verre), 1994.
Traduite de l’arabe par Tahar Bekri Copyright Tahar Bekri
L’article Nouvelle │ Méditations d’un homme seul est apparu en premier sur Kapitalis.