Un réalisme dans l’analyse économique qui rappelle celui du cinéma des années 20 où on se bornait au constat interminable de l’état des choses. Un réalisme qui peut heurter les optimistes béats, ceux qui croient dogmatiquement que « demain sera meilleur » (غدوة خير) sans savoir par quelle magie, il le sera ! Nous citons l’économiste Hechmi Alaya qui décrit, dans le dernier numéro d’Ecoweek, l’année 2024 comme étant celle « de l’échec de nos mythes économiques ».
Une rétrospective de l’économie nationale, sur une année qui s’achève, qui approfondit la douleur de ceux qui espèrent une relance rapide mais qui ont de sérieux doutes quant aux possibilités de sa réalisation. Les 3,2 % de croissance ambitionnés par Kamel Madouri, Chef du Gouvernement, semblent être un vœu pieux parce que malgré toute sa bonne volonté, comme le dit à juste titre le défunt Michel Rocard : « L’économie ne se change pas par décret ».
Il en faut beaucoup plus pour améliorer les indicateurs économiques et réparer les dommages subis par l’économie nationale, tout au long de ces 14 longues années et pour nombre de raisons !
Echec de l’Etat ? Des gouvernements successifs ? Des différents parlements ? Du peuple ou encore des décideurs publics à réussir une transition économique dans un pays qui n’a même pas réussi sa transition politique et dans lequel, plus d’une décennie après le 14 janvier 2011, on parle encore d’une « guerre de libération nationale » ?
Hechmi Alaya dresse un constat amer de la situation économique. Il parle « d’entreprises qui boudent l’investissement, de politique monétaire totalement asservie aux objectifs budgétaires, d’un recours à la dette faisant courir au pays un risque sérieux de défaut souverain, d’un souverainisme xénophobe, étatiste et antimondialiste, de mythologies économiques, d’un protectionnisme handicapant, d’un dirigisme paralysant et d’un étatisme insoucieux de l’avenir sacrifiant l’investissement au tout social qui n’a même pas contribué au progrès social si l’on en croit le recul de 19 places au classement mondial 2024 selon l’indice du progrès social établi par l’ONG, Social Progress Imperative ».
Trop dur Hechmi Alaya ? Possible ! La situation sur terrain confirme malheureusement ses dires. La Tunisie a reculé de deux places depuis 2010 dans le rang des pays les plus industrialisés d’Afrique devancée par l’Afrique du Sud, le Maroc et l’Egypte.
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- En économie, les grands défis consistent à élaborer des politiques et concevoir des plans de développement visant à éviter les pertes sérieuses et permanentes
Dans l’indice du développement des TIC, la Tunisie dont les points sont de 77,2, arrive après la Libye qui tient le haut du pavé sur le continent africain avec un score de 88,1 points réalisant une progression de 8,7 points en une seule année, le Maroc avec un score de 86,8 points, les Seychelles avec 84,7 points, Maurice :84,2, l’Afrique du Sud : 83,6, l’Algérie : 80,9 et le Botswana : 80,7.
La Tunisie est classée 101e sur 193 pays dans le monde selon l’indice de développement humain 2022 et 5ème sur 54 pays africains. Dans le rapport de Control Risks et Oxford Economics Africa 2024, la Tunisie ne figure pas dans les 5 premiers pays où les opportunités d’investissement sont intéressantes.
La désindustrialisation du pays entamée en 2011-2012 ne s’est pas arrêtée depuis. La contribution de l’industrie au PIB ne cesse de baisser d’une année à l’autre. Alors que nous étions à 23% de contribution dans le PIB, il y a une dizaine d’années, actuellement nous ne sommes même pas à 16%. C’est très peu.
Le nombre des entreprises industrielles ne cesse de baisser d’une année à l’autre tout comme la régression de la productivité au travail devenue un véritable handicap pour l’activité économique et la croissance. Les industries extractives et en prime le phosphate, le pétrole et le gaz n’ont pas retrouvé leur rythme de 2010. La production du phosphate n’a pas dépassé les 3,1 millions de tonnes alors que l’on produisait entre 7 à 8 millions de tonnes avant 2011. L’impuissance à ce jour des pouvoirs publics à mettre de l’ordre dans un secteur stratégique pour le pays est plus que surprenante !
Des réalisations modestes pour des besoins importants !
Sur un tout autre volet malgré tous les efforts de réduire le déficit budgétaire en baissant les importations et en augmentant les impôts, la soutenabilité de la dette publique n’est pas aussi évidente que cela car reposant essentiellement sur les emprunts. Ceci alors que les recettes touristiques aient atteint un peu plus de 7271 milliards de dinars et les transferts des Tunisiens Résidents à l’Etranger (TRE) de 7872,3 milliards de dinars au 20 décembre 2024 ce qui est d’un grand apport pour les réserves en devises du pays. Les réalisations sont modestes pour des besoins assez importants !
L’année 2024, beaucoup s’accordent à le dire, n’a pas été le théâtre d’événements économiques majeurs même si nombreux sont ceux qui considèrent la nomination de Kamel Madouri, un technocrate émérite, comme un bon choix.
Mais quelle est sa marge de manœuvre ?
Quelques réalisations ont amélioré les indicateurs économiques en 2024 et en prime, le Tourisme et les transferts des TRE. Les réalisations touristiques ont dépassé celles de 2019, avant l’avènement du COVID+ et la balance commerciale est largement excédentaire au niveau du tourisme.
Nous pouvons aussi citer l’exportation de l’huile d’olive dont les prix à l’international ont quadruplé et la baisse des prix des carburants et des produits de base qui ont permis de réduire le déficit de la balance commerciale.
L’année 2024 a été également marquée par la baisse des quantités importés en produits de consommation courante dont le sucre, certaines catégories de blé ainsi que l’orge dont les conséquences n’ont pas été les meilleures sur les forages.
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- La désindustrialisation du pays ne s’est pas arrêtée depuis 2011-2012
Pour une année que l’on voulait phare pour l’économie, en 2024 les mesures les plus marquantes, mise à part la loi 2024/41 relative aux chèques, dont l’utilité économique et même sociale est très douteuse, il y a eu la promulgation de la circulaire 27 de novembre 2024 qui devrait donner un coup de fouet aux projets publics à l’arrêt à cause de blocages administratifs et réglementaires.
Une bonne quinzaine de mesures sociales ont été prises dont la création de fonds sociaux pour les ouvrières agricoles, les chômeurs, les exonérations pour les pensions des veuves et des orphelins, un barème de l’IR favorable à tous ceux dont le salaire net est inférieur ou égal à 3000 dinars et le lancement de la plateforme pour les autoentrepreneurs.
Une mesure dont l’impact social ne sera pas des plus positifs est celle d’une TVA de 19% pour l’acquisition d’un logement coûtant plus que 400 milles dinars.
En résumé, il faut reconnaître que sur ces dernières années, les grandes gagnantes des mesures économiques prises par l’Etat tunisien sont les sociétés communautaires. Grâce à l’article 92, elles bénéficient, associés compris, de l’exonération de tous les impôts et taxes de droit exigibles en Tunisie. A supposer que l’on soit un millionnaire associé dans une société communautaire, on peut, donc, en tant que personne physique, être exempt des impôts pendant toute une décennie ? La question doit être posée. Les sociétés communautaires bénéficient du régime suspensif au titre de la taxe additionnelle. Tous les produits acquis sont libérés des impôts et taxes. Les lignes de financement qui leurs sont dédiées sont assez substantielles par rapport à celles orientées vers les PME/PMI.
Seront-elles la porte par laquelle tout le modèle de développement en Tunisie changera ? Il est encore prématuré de juger de leur efficience économique et de leurs capacités à créer de la richesse et des emplois.
En économie, les grands défis consistent à élaborer des politiques et concevoir des plans de développement visant à éviter les pertes sérieuses et permanentes car si l’on estime que nous sommes capables de changer les règles, rien n’est acquis. Les stratégies macroéconomiques de ruptures serviront-elles la cause de la Tunisie ou ne sont-elles qu’un miroir aux alouettes ?
Amel Belhadj Ali
En bref : ——————————————-
Rétrospective économique tunisienne 2024
- Croissance visée : 3,2 %, un objectif jugé irréaliste selon les analystes.
- Chiffres marquants :
- Recettes touristiques : 7271 M TND
- Transferts des TRE : 7872,3 M TND
- Exportation de l’huile d’olive.
- Défis majeurs :
- Désindustrialisation persistante depuis 2011.
- Contribution industrielle au PIB en chute : de 23 % à 16 %.
- Endettement public préoccupant malgré des efforts fiscaux.
- Points positifs :
- Balance commerciale excédentaire dans le tourisme.
- Réduction du déficit grâce à la baisse des prix du carburant et des produits de base.
- Citation clé : « L’économie ne se change pas par décret. » – Michel Rocard.
2024 reflète des avancées modestes face à des besoins colossaux.