C’est à la Fabric A, dans le cadre du festival d’Avignon qu’a été présentée, trois jours de suite, la création tunisienne, chorégraphique et gestuelle « Laaroussa Quartet » de Salma et Sofiane Ouissi. Le public part à la rencontre des femmes potières de Sejnane, qui cultivent un savoir–faire ancestral, d’une génération à une autre.
« Laaroussa Quartet » met en valeur le façonnage de ces poupées d’argile, lève le voile sur leur condition de travail, de vie et revient sur ce geste artisanal. Six interprètes femmes sur scène racontent cette société rêvée. Créée par le duo Salma et Sofiane Ouissi, ce duo lève le voile sur tout le processus de création, en attendant de voir cette création à Tunis dans le cadre de « Dream City » en octobre 2025. Interview.
La Presse — La genèse de « Laaroussa Quartet : Un corps libre qui invente son propre geste» remonte à 2011. Que pouvez–vous nous dire sur ses origines ?
Et même bien avant 2011. J’étais installé à Tunis. Salma Ouissi vivait entre Paris et Lille. Pour mener à bout notre processus de travail, notre but n’est pas de rentrer dans un studio et d’inventer un projet. Il part toujours des urgences sociétales d’individus ou de larges communautés. Au gré d’un hasard, Salma tombe, un jour, sur une poupée de Sejnane, vendue à un prix exorbitant dans une vitrine, en France.
Elle m’appelle, interpellée et elle me propose d’aller à Sejnane, sur le terrain. La valeur de ce savoir-faire était donc amplement mise en valeur en Europe, et a priori, les femmes artisanes pouvaient vivre de leurs créations. On part et une fois sur place et en douce, on exploite le terrain, en ayant comme objectif de créer une communauté formée par ces femmes potières.
Quelle est votre définition de cet esprit communautaire ?
La communauté rêvée n’existe pas encore. Notre approche était spontanée et on n’avait pas de projet pour la scène. On part au village et on toque sur des portes, au hasard. Une cinquantaine d’enfants, de femmes, d’époux et de familles se succèdent. Les rencontres s’accumulent et les interrogations liées à la fabrication de la poterie de Sejnane foisonnent.
Des questionnements, comme ceux liés aux gestes, aux techniques… Une des questions les plus importantes est surtout liée aux besoins de ces femmes-là et toutes nous ont dit unanimement : «On a besoin de temps !». Une réponse qui fait échos en nous, Selma et moi, artistes, qui pensons qu’une création a toujours et essentiellement besoin de temps.
Le fait de créer un espace idyllique pour elles s’est imposé directement. Nous avons tenu à leur créer un lieu qui leur fournit du temps pour donner vie à leur savoir ancestral avec sa valeur «temps». Ce sont des femmes qui vivent loin les unes des autres, ne se côtoient pas parce qu’elles sont chargées en tâches quotidiennes : la terre, les enfants, traire les vaches, livrer le lait, s’occuper d’un foyer entier…
Que font–elles à dans l’enceinte de cet espace, une fois créé ?
Elles y créent des ustensiles de cuisine, des tortues, des vaches et des poupées… notre axe d’entrer, symbole du mariage de la petite fille et future mariée, l’axe de «Laaroussa». Il est central et reste au cœur de nos recherches dans le cadre de «Dream City». Notre objectif, toujours, est de créer des sociétés rêvées de toutes pièces, dans lesquelles plusieurs individus peuvent cohabiter.
Une société plurielle, diversifiée. Nous avons donc fédéré une centaine de femmes, avec très peu d’hommes restés en repli. Il fallait que ces femmes retrouvent le souffle des femmes performers, artistes visuelles, militantes, résistantes, féministes, elles brandissent leurs étendards et sont solides. Ces femmes célèbrent un geste millénaire.
Pouvez–vous nous en dire plus sur ce geste, qu’on verra beaucoup sur scène dans «Laaroussa Quartet» ?
Selon des collectionneurs, anthropologues, muséologues, des bribes de ce geste existent aussi au Louvre et dans d’autres musées emblématiques et en collections. C’est de l’art naïf qui a une grande valeur. Le projet est retenu par la capitale européenne Marseille–Provence 2013. L’art de Sejnane précisément et pas celui de Nabeul ou de Guellala (Djerba).
Les potières de Sejnane et personne d’autre. Elles ont même pu exporter leur savoir sur le marché international, vendre leurs créations et percevoir des rétributions. Emmanuelle Not, qui est une céramiste connue, a même procédé à des ateliers avec sa technique du Raku et ils ont toutes et tous mixé les techniques. Cette vente de la poupée à un prix exorbitant était une injustice et tout est parti d’une injustice. Le temps, le lieu, la communauté ont été créés pour qu’elles percent. Une des femmes qui préparait une maison pour marier son fils nous a livré l’espace pour travailler avec les femmes.
La question du corps de ces femmes en mouvement n’a pas tardé à surgir…
Nous, ouvriers du corps, artisans du corps, quand on regardait les femmes, elles portaient tout le temps leurs enfants sur le dos tout en maniant la matière. C’est comme si on leur a confisqué leurs corps. Des enfants qui sont tout le temps sur leur dos. Ce sont des femmes de la résistance au quotidien.
Le terrain qui nous dicte toujours l’urgence nous a poussé par la suite à créer une crèche éducative pour les enfants du village, une quarantaine, accompagnée par des artistes visuels tunisiens, des spécialistes de l’éducation, réunit toutes et tous, afin d’occuper la journée des enfants intelligemment, de les pousser à développer leur esprit créatif. Dans l’atelier, on a travaillé sur la répartition des tâches : ramasser de la terre, chercher la nourriture… Toutes ces femmes ne sont pas créatrices.
D’où l’aspect vidéo très présent dans votre création et qui nous happe dans cet univers sociétal…
La vidéo qui est toujours très présente dans notre travail à Salma et à moi. Le format vidéo est utilisé pour résoudre la question de l’absence de l’artiste. S’il est appelé à disparaître de nos espaces,que faire ? La question de la mobilité, la vidéo qui s’est imposée sous le Covid ensuite…. C’est un format toujours présent pour combler une absence.
Dans le cadre de «Laaroussa Quartet », on a tenu à transmettre au public la force du contexte, sa dureté, sa poésie : on ne peut comprendre l’univers de ces femmes dans une foire. Il faut les découvrir dans leur milieu à Sejnane. La vidéo est une manière d’amener Sejnane au public. Le geste artistique doit être clair pour les gens : bien plus important qu’une création sur scène, c’est la question des sociétés rêvées qui compte.
Comment faire une société aujourd’hui, dans nos différences les plus extrêmes autour d’une question unique et d’un objet commun, qui est ce savoir-faire ancestral, bien plus que la pratique technique. L’accompagnement est un travail important qui a toujours fait partie de nos parcours et de nos vies à Salma et moi. C’est un engagement total jusqu’à ce qu’on s’oublie souvent.
Salma Ouissi qu’on voit beaucoup dans la vidéo. Est-ce un choix ?
Son rôle est essentiel. C’est une femme qui parle aux femmes. Moi, j’étais en périphérie. Il fallait pour cette phase convier 4 femmes interprètes, une chanteuse de Sejnane, la doyenne du village Chadlia, une femme violoniste. Salma est visionnaire et créatrice. Elle est la source même de ce dispositif. Néanmoins, je suis un grand ami des femmes. J’entretiens ce lien sain avec elles grâce à Salma.

Tout un univers, qui est finalement parvenu sur scène dans « Laaroussa Quartet», présenté à la 79e édition du festival d’Avignon, sur la scène de la Fabric A. Comment a été pensée cette conversion ?
A l’issue de ce qui a été cité, et dans le but de ne pas perdre pied, de ne pas montrer ces femmes dans une condition misérable, contrer l’aspect social… on les observait faire leur geste. Il faut rappeler que la question du corps-archive est quelque chose de central dans le monde scientifique de la danse.
Une danse qui contient des notations connues et comme on adore tout inventer, nous créons notre propre notation. On a pensé donc archiver leur geste en les étudiant, et ce, à travers différentes générations : Chadlia, Cherifa et Lamia. Une fois qu’on a récolté, en vidéo, le geste et le matériel, on a fini par prendre le mouvement seconde par seconde. On l’a dissocié, on en a fait une archive et on s’est dit qu’on allait les prendre dans la trame de création d’une poupée.
Donc, à chaque micro geste, on a créé un symbole. Pourquoi un symbole ? Parce qu’on voulait que ces femmes puissent se reconnaître et qu’elles ne se sentent pas exclues de cette lecture de partition. On a créé une vidéo de 11 minutes qui retrace l’origine du geste. Une vidéo abstraite qui a été diffusée et projetée pour ces femmes. Elles étaient bouleversées. Cette vidéo a atterri aussi au Palais de Tokyo, ensuite, à Moscou, en Norvège…, etc. Un geste citoyen qui est allé très loin, sans le préméditer.
Un dernier commentaire sur la musique, le chant et les corps en mouvement ?
On a travaillé sur une musique de chant. Avec deux instruments et une nouvelle notation : Allegro, Adagio, Rondo. D’où l’usage du violon. Chadlia, la chanteuse, présente sur scène, est marcheuse aussi. Elle nous a guidé et a marché avec nous dans le village de Sejnane. On a longtemps pratiqué l’exercice de la marche, munis de casques pour amplifier le terrain et être dans une écoute sensible du corps.
Une marche rude qui a été amplement menée par Chadlia du haut de ses 80 ans. Elle est ouvreuse de frontières. C’est une symphonie de la vie, cette femme. Elle est symbole de la culture amazigh aussi. Son rythme et son mouvement sur scène, ils émanaient d’elle et on l’a laissé faire en créant l’intervalle nécessaire, tout en apportant une autre richesse.
On a laissé ce temps prendre vie comme elle le souhaite ! Elle disparaît et re-dis-parait comme elle le sent. Les interprètes se dénudent à un moment pour mettre en valeur les mouvements du corps en plein travail, dos courbés. Tom Pauwels a assuré la musique du spectacle. Quant aux partitions, on les a gardés sur scène car les interprètes ne peuvent pas les apprendre. «Laaroussa Quartet» est attendue à «Dream City» 2025 pour une série de présentation à la médina.
Les interprètes sont toutes des femmes : citons Sondos Belhassen, Amanda Barrio Charmelo, Marina Delicado, Moya Michael, Chedlia Saidani et Aisha Orazbayeva.
«Dream City » aura lieu en octobre 2025 à Tunis. Peut-on simplement parler d’un festival et l’associer à cette condition ?
C’est une résistance. C’est un combat mené à la longue. Le mot «festival» me pose problème. Derrière la manifestation existent des gens qui maîtrisent leur métier, dans une exigence esthétique, dans une volonté d’ouverture. D’une manière générale,l’humain reste au centre du dispositif et n’existe qu’avec l’autre.
Cet acte de résistance réside dans le fait de convoquer l’autre et comprendre toutes les urgences qui nous animent au quotidien. De ces urgences se créent de nouveaux espaces. Il nous arrive qu’on se sente faibles, et incapables de faire quoi ce soit, sauf faire notre métier d’artistes. Comprendre et mieux comprendre, c’est le propre qu’on puisse faire.
Il faut cerner ce qui nous entoure. La notion de « festival » ou pas ne se pose pas : j’ai davantage envie de parler de l’urgence d’agir et de s’exprimer, et ce, dans un monde en ébullition. La question de la mobilité est au cœur des préoccupations. Faire voyager les gens, c’est faire voyager la pensée.