Des événements politiques récents, notamment le clash médiatique avec l’Union européenne et le verdict du procès dit de « conspiration contre l’Etat », ainsi que les manifestations organisées par des opposants, ont déclenché une avalanche de commentaires, dans les médias et particulièrement sur les réseaux sociaux, tournant autour de deux questions clés, la souveraineté et la démocratie.
Au fait, il s’agit de l’éternel débat autour de la relation entre démocratie et nationalisme (ou patriotisme) qui faisait rage dans les meetings étudiants des années soixante-dix, et qui jusqu’à maintenant n’a pas trouvé d’aboutissement. Pire encore, l’évolution et le triomphe du système économique capitaliste, après la chute du communisme version URSS, la conversion de la Russie et de la Chine à l’économie de marché et l’avènement de la mondialisation accentuée et boostée par la révolution technologique, ont rendu plus complexe la relation adéquate entre souveraineté nationale et démocratie.
En Tunisie malheureusement, le débat actuel est un mauvais remake du même débat des années soixante-dix, car il ne tient pas compte d’un facteur décisif, l’interdépendance économique des pays et des nations, de plus en plus accentuée, grâce au progrès technologiques. Et surtout la guerre économique qui oppose les grandes puissances économiques mondiales. La vraie question est : un petit pays comme la Tunisie dont l’économie dépend des prêts et des aides, mais ne disposant que d’un petit marché intérieur de 12 millions d’habitants, peut-il être totalement souverain ?
La voie démocratique, qui devient une condition préalable pour continuer à bénéficier du soutien aussi bien de notre principal partenaire économique, qui constitue 80 % de nos échanges extérieurs, que des grands bailleurs de fonds comme la Banque mondiale, quoique d’une façon indirecte, peut-elle mener au vrai développement et par conséquent vers plus de souveraineté ?
Une souveraineté relative
La souveraineté nationale telle qu’elle avait été conçue au 19ème siècle, par les nationalismes occidentaux, avait ses caractéristiques très précises. Tout d’abord, la souveraineté territoriale qui devait couvrir toute parcelle du territoire de l’Etat. Puis, le protectionnisme économique qui imposait des droits de douanes à toute marchandise venant de l’extérieur pour protéger la production locale, aussi bien industrielle qu’agricole, de service ou tout autre. Pour cela, il était nécessaire d’avoir une armée capable de dissuader tout autre nation qui tenterait de franchir la frontière, militairement, économiquement et même financièrement.
Cette conception de souveraineté a été dépassée, par exemple par tous les Etats d’Europe, où la libre circulation des hommes, des marchandises et même des idées est devenue la règle avec en exergue la création d’une monnaie unique, l’Euro.
Mais c’est uniquement maintenant, avec la guerre en Ukraine, et ce qu’ils considèrent comme « le danger russe », que les Européens commencent à réfléchir à une « défense commune ». Car avant ils étaient sous la couverture du parapluie américain aussi bien nucléaire que militaire et donc non souverain.
Exception faite pour la France à son époque gaulliste, qui avait quitté l’OTAN sous de Gaulle, pour y revenir sous Sarkozy.
La guerre en Ukraine est donc un excellent exemple pour comprendre le prix à payer lorsque sa propre défense dépend d’un autre pays, soit-il le plus grand allié. Il a suffi qu’un Trump arrive à la tête du pays protecteur et qu’il menace et évolue vers le retrait du parapluie américain pour qu’on découvre la relativité de la souveraineté des Etats européens.
La Tunisie n’échappe pas aussi à cette règle. Depuis notre indépendance, notre souveraineté – y compris territoriale – était toute relative. L’attaque de Gafsa fut un révélateur et la Tunisie s’était trouvée acculée à renforcer ses alliances avec les grandes puissances, notamment américaine et française, pour dissuader toute ambition de nos voisins de succomber à la tentation interventionniste. C’est uniquement sous Béji Caid Essebsi que la Tunisie est devenue l’allié stratégique des USA non membre de l’OTAN et elle le demeure encore.
Sur le plan économique, l’accord avec l’UE, signé en 1995, bien qu’il eût été profitable à notre économie, comportait un certain abandon de souveraineté, économique mais aussi politique, puisque l’article 2 de cet accord impose à la Tunisie l’application même graduelle des règles démocratiques et des principes des droits de l’Homme. Ce que la Tunisie sous Ben Ali avait accepté et signé, mais sans jamais en appliquer les règles totalement.
En outre, le financement des ONG tunisiennes et internationales par l’UE existait depuis cette époque, non sans un contrôle scrupuleux de l’Etat. Ce n’est uniquement qu’en 2011, après le 14 janvier, qu’un décret sur les associations, toujours en vigueur, autorisa sans limite tous les financements étrangers; excepté ceux de l’Etat d’Israël.
A l’évidence, ce décret ouvrait la porte grande à toute forme d’ingérence étrangère dans nos affaires politiques intérieures et même dans nos relations extérieures avec des Etats frères ou amis. Nous connaissons la suite.
Mais la vraie question qui taraude tous les esprits épris de souverainisme est : pourquoi ce décret n’a-t-il jamais été abrogé ? Nous savons qu’un projet loi sur les associations préparé par le gouvernement, depuis quelques années, sommeille dans les tiroirs. Il serait alors préférable qu’un vrai débat sur la base d’un projet de loi sur les associations mette fin à cette polémique devenue stérile. Il tracerait aussi bien les limites d’une souveraineté souhaitée qu’il mettrait fin à tout financement étranger suspect.
La souveraineté réside dans le droit de dire non à tout ce qui ne va pas dans le sens de l’intérêt du pays, que ce soit en matière politique, économique, financière, ou culturelle. Les libertés individuelles et collectives doivent s’arrêter là ou commence la souveraineté, mais selon des lois claires et bien acceptées.
Une démocratie encore balbutiante
La Tunisie depuis l’indépendance a accumulé progressivement des acquis démocratiques, comme le Code du statut personnel (CSP), l’égalité des citoyens devant la loi, les droits sociaux, et d’autres mesures qu’on peut ranger dans le processus de la démocratisation de la société. Sauf qu’elle n’a abordé la question de la démocratie politique qu’après 2011, avec ce qu’elle exige comme liberté d’expression, d’organisation, l’accès aux médias publics et des élections à tous les niveaux. Sauf également que cette démocratie politique a été dès le départ accompagnée par la perte progressive des acquis sociaux; malgré l’aide internationale et les prêts faramineux contractés (130 milliards de dinars de dette en 2025, contre 25 milliards de dinars en 2010), et une chute brutale du pouvoir d’achat, jusqu’à la disparition de la classe moyenne. Or, il n’y a point de démocratie politique sans une large classe moyenne. En contrepartie, des fortunes faramineuses acquises légalement ou illégalement ont vu le jour et se sont développées au gré et au vu des politiciens, qui souvent ont été les complices de cette attaque frontale contre les acquis sociaux des citoyens, qui sont de véritables acquis démocratiques.
Ainsi, le fameux « processus de transition démocratique » s’est transformé en « processus d’appauvrissement des plus pauvres, et d’enrichissement des plus riches ». Avec une caricature de a vie parlementaire qui a fini par détourner la majorité du peuple de la chose politique, et surtout de la démocratie parlementaire, qui en plus n’en était pas une.
Parler donc de la fin « du processus démocratique » est une aberration; même si l’on ne peut pas dire qu’actuellement la situation est meilleure sur le plan de la démocratie politique. La démocratie ne peut en aucun cas se réduire aux jeux électoraux et à l’alternance de certaines élites. Nous remarquons au passage qu’il n’y a point eu de rajeunissement politique puisque la plupart des leaders au pouvoir ou dans les différentes oppositions ont plus de soixante-dix ans, à quelques exceptions près.
Cette expérience, qui s’avère un échec sur tous les plans, doit être une occasion de réfléchir au modèle démocratique qui serait le mieux adapté à la Tunisie dans le futur. Le système électoral à choisir doit obéir aux objectifs souhaités. Copier un modèle venu ou imposé d’ailleurs, c’est recommencer la même erreur et aller directement vers un nouvel échec.
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