Edito: Croissance
On avait la croissance, certes pas suffisamment inclusive, mais elle avait néanmoins réussi à sortir, cinq décennies durant, des milliers de personnes de la misère et de la pauvreté. L’ascenseur social, sous l’impulsion de l’école de la République, fonctionnait à son rythme, sans interruption ou presque. Il a fait émerger et s’élargir au fil des années une classe moyenne qui fut le principal moteur de transformation économique, sociale et sociétale. Les fruits de la croissance, même inégalement répartis, avaient quelque peu tempéré et atténué le goût amer de l’absence de démocratie. Sans l’effacer pour autant.
On avait la croissance sans la démocratie, avec pour seul mode de régulation l’ascenseur social qui, au fil du temps, comme cela devait se produire, donnait des signes d’essoufflement. Les pannes devenaient fréquentes et le spectre d’un arrêt se profilait à l’horizon.
Le printemps démocratique tunisien était venu à son heure pour marquer à son tour le cours de l’Histoire. Il signifiait tout à la fois l’inéluctable besoin de liberté, de démocratie, de justice et l’impératif de croissance. Comme s’il ne pouvait y avoir de croissance sans démocratie.
La révolution de décembre 2010-janvier 2011, dont on sait au final peu de choses, ne relève pas du hasard ou d’un simple accident comme seule l’Histoire peut en produire. Le ralentissement de la croissance, la montée des inégalités et le déficit de grain à moudre dans un contexte social et politique hautement inflammable ont mis le feu aux poudres. Les considérations géopolitiques mondiales ont fait le reste. Le printemps démocratique tunisien était venu à son heure pour marquer à son tour le cours de l’Histoire. Il signifiait tout à la fois l’inéluctable besoin de liberté, de démocratie, de justice et l’impératif de croissance. Comme s’il ne pouvait y avoir de croissance sans démocratie.
Et de fait, on a fini par découvrir, tout au long d’une laborieuse, douloureuse et incertaine transition politique aux multiples dérives sans la moindre régulation économique, que sans croissance, on perdait sur les deux tableaux. On a abandonné le champ de l’économie, laissant les entreprises – publiques notamment – livrées à elles-mêmes et un pouvoir syndical porté à incandescence. Les politiques en charge de l’État, sans être les seuls, s’évertuèrent à courir derrière le mirage d’une démocratie qui frôlait le chaos et qui tournait, par certains moments et certains endroits, au désastre. Les luttes politiques pour le pouvoir ont jeté un voile épais sur l’économie, achevant de compromettre ce que celle-ci a de plus formel et de plus prometteur.
Les fruits n’ont pas tenu la promesse des fleurs du printemps démocratique tunisien, de la révolution de la liberté, de la dignité et de la justice.
Les fruits n’ont pas tenu la promesse des fleurs du printemps démocratique tunisien, de la révolution de la liberté, de la dignité et de la justice. Au lieu de quoi, le pays s’est enlisé dans les marécages d’une crise globale sur fond de récession économique qui s’éternise. L’économie n’en finit pas de reculer, le chômage et la pauvreté se répandent comme une traînée de poudre. L’inflation, l’impôt du pauvre, sévit, les déficits jumeaux et la dette explosent, la croissance – fût-elle atone –, est jetée au placard des oubliettes. Au moment même où l’on peine à esquisser l’architecture d’une démocratie aboutie et pleinement assumée, qui aurait permis à l’économie de retrouver les chemins d’une croissance inclusive et durable, à la hauteur de son potentiel. D’une récession à l’autre, le pays a perdu beaucoup de ses anciens repères de croissance ; il vit d’expédients, écrasé par le poids de l’urgence et la tyrannie du court terme. Il a sans doute joué de malchance – Covid, guerre en Ukraine, dérèglement climatique –, mais il n’a pas eu besoin de ces chocs externes pour se laisser distancer par ses concurrents. Il s’en est chargé lui-même à force d’improvisation, d’instabilité en tout genre et de revendications suicidaires. Nul besoin d’alerte face à l’ampleur des dégâts qui aurait pour effet de sonner le réveil. Il n’empêche, la sentence nous vient du groupe de la BM qui, le 1er juillet de chaque année, réactualise la classification des économies mondiales en fonction de leur RN brut/habitant, qui a les défauts de toutes les moyennes, mais qui n’est pas dénué d’intérêt. Il s’agit en somme d’un indicateur de développement des pays en rapport avec la mise en œuvre de politique économique, de stratégie de développement… et surtout d’accès à l’aide publique au développement.
Sans surprise, en 2024, la Tunisie figure encore et toujours parmi les pays à revenu intermédiaire inférieur, avec un RNB/habitant d’environ 3840 $. Beaucoup moins que ce qu’il faut pour accéder au rang de pays à revenu intermédiaire supérieur de 4465 $ par habitant et par an. Le choc est dévastateur. Quinze ans plus tôt, la Tunisie évoluait, en dépit de ses travers et de ses déficits démocratiques, dans la cour des pays pré-émergents à revenu intermédiaire supérieur, avec l’espoir et l’assurance de monter plus haut dans la hiérarchie. Le dire signifie certes l’étendue de notre déclin économique et financier, mais c’est bien plus un appel pressant pour réactiver notre capacité à réagir. Il ne s’agit rien de moins que de sonner la révolte, de retrouver l’élan émancipateur qui fut toujours le nôtre face au danger.
Rien n’est définitivement perdu, car n’est vaincu que celui qui se déclare vaincu. Il n’y a aucune fatalité à l’échec. Autant dire que l’heure de la révolte contre la récession, la croissance atone et l’improvisation érigée en mode de gouvernement a sonné. Le pays peut se donner l’ambition et les moyens d’un redressement économique aussi rapide que salutaire. Le tissu économique et social a, certes, été fortement dégradé, mais l’essentiel a été préservé : l’avenir. Le potentiel humain, la rage de vaincre, d’exister, de compter, de peser dans la région et de se faire entendre ailleurs dans un monde en devenir ont même gagné en intensité. Le pays, ses jeunes, ses startuppers, ses entreprises qui surprennent par leur résilience, ses banques et ses compagnies d’assurance tant décriées sans jamais faillir à leur mission, sont en ordre de marche. Ils sont dans l’attente d’un signal fort qui libère pour de bon l’investissement, la créativité, la croissance…Un signal qui injectera plus de sérénité, d’apaisement et de confiance.
Dans un monde plus que jamais marqué par l’incertitude, nos entreprises ont besoin d’une vision, d’un cap précis, d’une politique économique et sociale conçue sur la durée, avec des projets structurants – énergie propre, infrastructure moderne -, bref, d’une véritable stratégie de développement. Nous avons besoin de voir loin et clair. Pour nous donner les moyens de nous projeter dans le monde qui arrive, en intégrant les chaînes de valeur en mouvement, les technologies émergentes, l’IA, qui façonnent notre mode de production, de consommation et de vie. On n’en attend pas moins du plan de développement 2026-2030 en préparation. L’Etat doit faire la démonstration de sa capacité d’enclencher le réarmement industriel à fort contenu technologique, de nous réenchanter en portant haut et fort l’espoir de retrouver la place et le rang qui doivent être les nôtres. La souveraineté nationale, la dignité et la justice ne s’entendent pas autrement.
Edito est disponible dans le mag de l’Economiste Maghrébin n 924 du 16 au 30 juillet 2025
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