Ces derniers jours, on parle de plus en plus de projets structurants. Ce concept, largement diffusé, est loin d’être suffisamment précis. Selon le dictionnaire français, un projet est dit structurant s’il est «bénéfique en termes d’implication, de synergie et de développement ». Une définition certes valable, mais non moins ambigüe. Sans prétendre procéder à une redéfinition des projets structurants, nous allons essayer d’analyser ce concept pour apprécier sa portée actuelle en Tunisie.
Primo, est-ce que les projets structurants sont nécessairement de grands projets ?
La réponse est non. Alors que les grands projets sont ceux qui « posent des difficultés particulières en raison de l’état des connaissances, de l’avance- ment technologique ou de l’utilisation de ressources importantes, exigeant ainsi une gestion intégrée », les projets structurants ne dépendent pas de besoins importants en termes de connaissances, de technologie et de ressources. Toutefois, les projets structurants nécessitent également une gestion intégrée et posent des difficultés importantes plutôt liées à la conception, l’adhésion et la durabilité.
Secundo, est-ce que les projets structurants sont obligatoirement matériels ?
La réponse est toujours non. Les projets structurants peuvent être matériels et/ou immatériels. A titre d’exemple, la réforme de la justice, avec ses composantes matérielles et immatérielles, est un projet structurant.
Tertio, est-ce que la nature structurante d’un projet est liée au niveau hiérarchique de l’autorité en charge du projet ? La réponse est oui. Par exemple, la mise en place d’un nouveau système de collecte et de gestion des déchets dans une commune est un projet structurant pour cette dernière, mais il ne l’est pas pour l’autorité régionale et encore moins pour le pouvoir central.
Un projet structurant est « un ensemble d’actions coordonnées qui, indépendamment de leur taille (grande ou petite) et de leur nature (matérielle ou immatérielle), permettent à l’autorité en charge de matérialiser sa vision et de réaliser ses objectifs avec un haut niveau d’implication et une forte synergie des acteurs concernés. Le tout en vue de favoriser le développement du pays ».
Enfin et pour mieux cerner ce concept, il ne faut pas oublier le mot projet. Il s’agit d’un ensemble d’actions coordonnées poursuivant un objectif précis et reposant sur une vision clairement définie.
En somme, on peut prudemment s’aventurer à donner une définition du terme projet structurant au niveau national. Un projet structurant est « un ensemble d’actions coordonnées qui, indépendamment de leur taille (grande ou petite) et de leur nature (matérielle ou immatérielle), permettent à l’autorité en charge de matérialiser sa vision et de réaliser ses objectifs avec un haut niveau d’implication et une forte synergie des acteurs concernés. Le tout en vue de favoriser le développement du pays ».
Pour apprécier la portée en Tunisie de ce concept, nous allons essayer de procéder à une analyse basée sur les trois plus importantes orientations/projets.
De prime abord, il faut souligner qu’en l’absence d’un document stratégique publié concernant ces orientations, notre tâche sera extrêmement difficile, mais elle demeure intéressante.
Orientation/Projet 1 : Un système de redistribution équitable
Dans ce cadre, on recense quatre principales actions, à savoir ; assainir les circuits de distribution, abolir toutes formes de travail précaire, récupérer l’argent spolié durant les dernières années et l’affecter aux zones les plus pauvres et procéder à un transfert de revenus en faveur des plus démunis.
Assainir les circuits de distribution : Cette action a pour objectif de lutter contre la spéculation et le monopole d’une part et la maitrise des prix de vente de l’autre. Les deux principales actions prévues sont: arrêter les prix de vente de certains produits de large consommation (hors produits subventionnés) et multiplier les opérations de contrôle. En théorie, il s’agit d’actions coordonnées pouvant contribuer à l’atteinte de l’objectif poursuivi.
En dehors des opérations de contrôle et pour que cette action soit structurante, il faut que l’action « fixation des prix de vente» soit bénéfique en termes d’implication, de synergie et de développement. La logique d’intervention retenue repose essentiellement sur le prix de vente à la consommation qui doit être appliqué par tous. Celui-ci ne donne aucune précision sur le traitement prévu au coût de production et des marges bénéficiaires « acceptées ».
Or, la structure des coûts dépend des charges directes et indirectes. Les charges directes peuvent être différentes d’une entreprise à l’autre, souvent par rapport à la taille de l’entreprise qui agit sur le prix des matières premières et consommées (une grande entreprise peut acheter des intrants à un prix beaucoup plus avantageux étant donné la quantité commandée). Il s’agit de même pour les charges indirectes qui varient selon la taille, la qualité de management de l’entreprise, ainsi que les quantités produites et commercialisées.
Ainsi, la logique de fixation des prix à la consommation est bénéfique aux consommateurs et dans le meilleur des cas, aux grandes entreprises. Néanmoins, cette logique est assez souvent défavorable aux petits producteurs/ exploitants et elle risque de compromettre l’orientation de base, soit un système de redistribution équi- table. Pour mieux servir cette orientation, il est plus opportun d’indexer cette action sur la marge bénéficiaire qui ne compromet pas la viabilité des producteurs/exploitants et les oblige à diversifier leur stratégie de vente au-delà d’une politique des prix en puisant dans l’innovation et le marketing.
Abolir toutes formes de travail précaire : Les actions prévues pour cet axe concernent la régularisation de la situation d’agents publics et la révision du code du travail. Il s’agit de mesures certes nécessaires, mais certainement pas suffisantes. En attendant le nouveau code du travail, deux raisons principales limitent la portée de cette action.
Premièrement, elle se limite au secteur formel, voire public. Deuxièmement et en l’absence d’une révision conséquente du SMIG, le changement du cadre contractuel (CDD vs CDI) n’a pas d’incidence (hors contractualisation des agents publics) sur le salaire et donc sur le pouvoir d’achat qui est la composante essentielle de la précarité. Pour qu’elle soit structurante, cette action doit être mieux coordonnée en s’attaquant à l’ensemble des travailleurs d’une part, et en engageant une révision importante du SMIG pour briser la chaine de précarité à l’emploi d’autre part.
Récupérer l’argent spolié durant les dernières années et l’affecter aux zones les plus pauvres: Il est actuellement difficile, voire impossible, de se prononcer sur le caractère structurant de cette action, étant donné qu’une année après la mise en œuvre de cette mesure, ses résultats sont toujours très loin des objectifs annoncés.
Procéder à un transfert de revenus en faveur des plus démunis : Cette action comprend tout ce qui précède, avec en plus des mesures sociales et fiscales. Il s’agit de la hausse des allocations au profit des familles nécessiteuses et de la révision de l’imposition des revenus en faveur des plus faibles tel que prévu par le PLF 2025. Du point de vue analytique, ces mesures contribuent à l’orientation annoncée. En pratique, l’impact de ces mesures reste faible, com- paré aux pertes en pouvoir d’achat provoquées par une inflation devenue structurelle. Selon les chiffres publiés par la BVMT le 5 novembre 2024, « les indicateurs d’activité des sociétés cotées, sur les 9 premiers mois de l’année 2024, font ressortir un revenu global en hausse de 3,6% par rapport à la même période de l’année 2023 ». Une performance qui dépasse celle de l’économie nationale (taux de croissance d’environ 1%) et de très loin le pouvoir d’achat des ménages, ravagé par une inflation d’environ 7%.
Orientation/Projet 2 : Un rythme d’exécution des investissements publics accéléré
Ce projet dispose d’une note d’orientation publiée le 7/11/2024 sur la page de la présidence du gouvernement. De manière globale, ce projet vise l’accélération d’exécution d’environ 1226 projets dits « en suspens». Trois principaux axes d’intervention sont retenus à savoir : l’allègement des procédures administratives, l’amélioration de la gouvernance et la mobilisation de financements extérieurs. Le tout en attendant une loi horizontale et globale d’incitation des investissements publics et privés.
Ce cadre de référence répond parfaitement à la logique structurante au sens de bénéfice d’implication et de synergie, si on se réfère à la note envoyée par la présidence du gouvernement aux autorités compétentes et qui comprend une série de mesures à appliquer. Toutefois, ce projet reste exposé à deux interrogations importantes.
Premièrement, l’accélération des projets publics est présentée comme une fin en soi, sans indication claire sur le mécanisme de priorisation des projets, d’actualisation (plusieurs projets datent de longtemps et peuvent perdre sensiblement de leur pertinence) et d’impact attendu. Ces éléments peuvent réduire le bénéfice en termes de développement de ces projets. Ce premier point ne doit pas être négligé, surtout que cette orientation prévoit l’augmentation de la part des financements extérieurs (y compris les délais de grâce), ce qui entrainera une augmentation importante du niveau d’endettement (surtout du service de la dette). Selon les données de la Banque centrale, la charge de la dette extérieure « a absorbé cette année la totalité des recettes en devises générées par le tourisme et les transferts de la diaspora ».
Pour que cette orientation soit structurante, il aurait été souhaitable qu’au niveau de la gouvernance, un système de priorisation et d’évaluation d’impact soit mis en place pour mieux cibler non seulement l’accélération de l’exécution, mais surtout l’optimisation des projets en termes d’impact sur la croissance et le développement. Le cas de l’Egypte en dit long sur les besoins de financements extérieurs additionnels et récurrents quand le rendement des grands projets d’infrastructures tarde à venir, alors que le pays est rattrapé par des charges d’endettement élevé.
Orientation/Projet 3 : Compter sur soi
Cette orientation indiscutable repose sur une idée très simple: le recours à des financements extérieurs ne doit en aucun cas compromettre les choix politiques du pays et sera systématiquement écarté s’il s’avère contradictoire à ces choix. Bien évidemment, le cas FMI est l’exemple par excellence de cette orientation.
A court terme, la Tunisie a réussi à maintenir ses avoirs en devises à un niveau acceptable (plus de 110 jours d’importation), tout en réduisant son déficit commercial et en honorant ses engagements extérieurs (remboursement de la dette extérieure).
Il doit également accorder un intérêt important à la réduction du déficit de la balance énergétique face à un marché fluctuant et à une sécurité alimentaire fragilisée par les changements climatiques.
Or, et pour qu’il soit structurant (il s’inscrit dans une logique de développement durable à moyen et long terme), ce projet doit se concentrer sur des ressources additionnelles pour l’investissement public (titre II du budget générateur de croissance et de développement) financées par des ressources internes (de préférence l’épargne nationale) et un recours limité aux financements extérieurs (à des taux d’intérêts faibles si nécessaire). Il doit également accorder un intérêt important à la réduction du déficit de la balance énergétique face à un marché fluctuant et à une sécurité alimentaire fragilisée par les changements climatiques.
Hormis la bonne volonté, on est toujours loin d’un projet structurant au niveau budgétaire et économique. Les chiffres sur l’endettement extérieur, les taux d’épargne et d’investissement et les taux d’intérêt ne permettent pas de qualifier cette orientation de structurante.
Les projets structurants sont un outil très intéressant des politiques publiques. Ils peuvent contribuer fortement à une dynamique de changement compatible avec les orientations des pouvoirs publics. Toutefois, ils doivent répondre à plusieurs critères et posent d’importantes difficultés au niveau de la conception, de la mise en œuvre et du monitoring.
Plusieurs pays ont tenté des expériences similaires de restructuration et ont malheureusement connu un échec attesté. L’exemple le plus flagrant est la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev, à tel point que les mauvaises langues occidentales se sont déchainées, fin des années 80 du siècle dernier, racontant ironiquement que « Staline et Brejnev étaient réunis au ciel pour écouter Gorbatchev prononçant son discours à la Douma et qui ne cessait de répéter le mot perestroïka (restructuration ou reconstruction). Surpris, Staline se tourna vers Brejnev et lui posa la question: reconstruction, reconstruction… mais de quoi parle ce monsieur, t’as construit quelque chose ? ».
Par Hatem Mliki, expert en gouvernance et développement régional
Cette analyse est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n° 907 du 20 novembre au 4 décembre 2024
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