‘‘L’Etranger’’ de Camus à l’écran | Absurde et vertige du doute
‘‘L’Etranger’’, le nouveau film de François Ozon, est une autre adaptation à l’écran du roman homonyme d’Albert Camus. L’auteure de l’article n’a pas résisté à la tentation de le comparer à la première adaptation de Luchino Visconti avec Marcello Mastroianni dans le rôle de Meursault.
Amel Ben Youssef *

Le nouveau film n’a rien à envier au premier, vu que les deux approches sont différentes et restent toutes deux intéressantes. Visconti, grand metteur en scène classique, avait été fidèle au roman, aux concepts de l’absurde, de l’aliénation, du détachement et du non-sens de la vie. Il avait su aussi mettre le spectateur dans le décor de l’ambiance chaleureuse de l’Algérie, mais a quelque peu occulté le problème de la colonisation.
Je dirais également qu’en choisissant Mastroianni, il ne pouvait garantir l’expression physique parfaite du sentiment de l’absurde, de l’aliénation ou du détachement. Mastroianni, à mon sens, était trop méditerranéen et avait trop vécu l’intensité à l’écran pour pouvoir exprimer le vide existentiel et le désenchantement complets.
Meursault dénué de tout attachement
Ozon, lui, nous a donné une vision plus contemporaine en optant pour le noir et blanc et les prises de vues très esthétiques des ombres, des lumières et des corps, surtout celui de Meursault.
Son choix de Benjamin Voisin est le bon car il pouvait faire de la prestation de ce dernier ce qu’il voulait pour aboutir à un Meursault dénué de tout attachement.
Son engagement intellectuel et «politique» a été lui aussi quelque peu contenu pour le goût du spectateur de nos jours, mais, subtilement et symboliquement, il a été perceptible à travers l’insertion de documentaires de l’Algérie des années 1930, ou du nom de la famille de l’Arabe qui a été tué, ou de quelques clins d’œil humanistes.
Mais ce n’est pas l’essentiel de ce que je voulais dire après avoir vu ce film, ce qui m’a fait réfléchir le plus, c’est cette vérité flanquée au visage que ce genre de film ne peut plus être compris ou ne peut plus atteindre la sensibilité du spectateur tunisien et encore moins du jeune tunisien.
Je suis sûre que la petite élite qui a juste rempli, hier, la salle 𝐿’𝐴𝑔𝑜𝑟𝑎 est sortie avec les mêmes idées qui me préoccupent.
La première raison, c’est que le public formé à jouir de ce genre de spectacle s’est beaucoup réduit.
Dans la Tunisie des années 1970 et 1980, les élèves lisaient Camus, Sartre, Hugo. On étudiait les courants littéraires, on découvrait l’absurde, l’existentialisme, la liberté. Il y avait, dans l’enseignement public, une vraie culture de la pensée.
Depuis les années 1990, tout cela s’est peu à peu effacé. Les programmes sont devenus plus légers, plus techniques, plus orientés vers les examens et les débouchés professionnels. Résultat : cette «élite culturelle» est aujourd’hui vieillissante, réduite à quelques professeurs, anciens étudiants en lettres ou en philosophie, et à quelques passionnés qui, par fidélité, continuent à lire et à réfléchir.
Mal être et embrigadement idéologique
Quand un film comme ‘‘𝐿’𝐸𝑡𝑟𝑎𝑛𝑔𝑒𝑟’’ sort, il parle une langue que beaucoup de Tunisiens ne comprennent plus. Ce n’est pas par manque d’intelligence, mais parce que le langage de la réflexion et du doute a disparu de l’école et du quotidien.
Nous vivons une époque où les idéaux humanistes se sont affaiblis.
La mondialisation nous pousse à la vitesse, la consommation, l’apparence. La réussite individuelle a pris la place du sens, et l’on ne se donne plus le temps d’interroger l’absurdité de la vie comme le faisait Camus.
En Afrique du Nord, le mal-être existe, bien sûr. Il est profond, parfois douloureux. Mais il est rarement exprimé dans un langage philosophique : il est absorbé par des formes d’embrigadement religieux ou idéologique. On cherche des réponses toutes faites, au lieu d’accepter le vertige du doute.
Or, ‘‘𝐿’𝐸𝑡𝑟𝑎𝑛𝑔𝑒𝑟’’, c’est justement le roman du doute, de la distance, du refus de mentir. C’est peut-être pour cela qu’il résonne si peu aujourd’hui.
Je ne suis pas allée voir le film à 𝑃𝑎𝑡ℎ𝑒́ ou à l’Institut français de Tunisie, j’aurais bien voulu le faire pour voir la réaction des spectateurs, surtout des jeunes.
Finalement, le silence autour de ce film en dit long sur nous. Pour l’anecdote, quand je suis arrivée au guichet pour acheter les tickets, une foule de gens n’avait pas trouvé de places pour le film tunisien ‘‘𝑃𝑎𝑟𝑎𝑠𝑜𝑙’’ (séance du soir), alors qu’il en restait beaucoup pour ‘‘L’Etranger’’. Ceci montre combien la culture de la réflexion s’est amenuisée sous nos cieux, combien la parole philosophique s’est dissipée des conversations et des salles de classe.
‘‘L’Étranger’’ reste une œuvre magnifique, mais elle appartient à un monde où l’on lisait, où l’on doutait, où l’on cherchait à comprendre.
Moi, j’ai vu ce film avec une émotion toute particulière, un peu comme si je revoyais un vieil ami.
* Enseignante.
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