Pour Amal Khmiri, enseignante-chercheure au Laboratoire de recherche en économie et gestion (LEG), un accord de libre-échange entre la Tunisie et la Chine ne peut être évalué uniquement à travers le volume des échanges, mais à l’aune de la transformation structurelle qu’il pourrait susciter. Sans politique industrielle ambitieuse, sans montée en gamme des exportations ni stratégie de transfert technologique, le « développement commun » risque, selon elle, de rester un slogan masquant une réalité économique inégale.
Dans une déclaration à L’Économiste maghrébin, la chercheure a réagi à l’annonce, concernant la préparation d’un accord de partenariat économique instaurant un régime de zéro droit de douane entre les deux pays. Cette initiative, prometteuse sur le plan diplomatique, ravive toutefois le débat sur le déséquilibre persistant des relations commerciales tuniso-chinoises. La Tunisie, déjà fragilisée par un déficit structurel et une forte dépendance aux importations chinoises, risque d’en subir les effets si aucune stratégie d’accompagnement n’est mise en place.
Déséquilibre des échanges et vulnérabilité économique
L’universitaire souligne que, derrière la rhétorique du « développement commun », se cache une asymétrie économique et technologique susceptible de limiter la marge de manœuvre tunisienne. Depuis le début des années 2000, la Chine a renforcé sa présence en Afrique du Nord par une diplomatie économique active, le financement d’infrastructures et l’accès préférentiel aux marchés. En Tunisie, cette dynamique s’est accélérée après l’adhésion du pays, en 2018, à l’initiative des « Nouvelles Routes de la Soie ». Pékin cherche désormais à consolider son influence à travers des accords de libre-échange et des investissements dans des secteurs stratégiques tels que le numérique, les énergies renouvelables et les infrastructures portuaires.
La chercheure rappelle que la structure des échanges bilatéraux reste très déséquilibrée. En 2024, la Chine était le deuxième fournisseur de la Tunisie, avec près de 9 % des importations totales, tandis que les exportations tunisiennes vers la Chine ne dépassaient pas 1 %. Le pays importe surtout des produits manufacturés, électroniques et chimiques, alors qu’il exporte du phosphate, des dattes et de l’huile d’olive. Ce déséquilibre traduit la difficulté à diversifier l’offre exportatrice et à accéder au marché chinois, particulièrement compétitif. La suppression totale des droits de douane risquerait d’accentuer cette situation. Une ouverture sans garde-fous pourrait fragiliser les petites et moyennes entreprises tunisiennes, déjà confrontées à des coûts élevés et à une faible productivité, tandis que l’afflux de produits chinois bon marché menacerait la survie de plusieurs secteurs locaux comme le textile ou l’électroménager.
La libéralisation du commerce ne garantirait pas pour autant un accès facilité au marché chinois, où les exigences techniques et sanitaires demeurent strictes. Sans stratégie d’exportation claire ni appareil productif adapté, la Tunisie verrait son déficit commercial s’aggraver. Ce déficit, déjà supérieur à 900 millions de dinars en janvier 2025, pèse sur les réserves en devises et sur la stabilité du dinar. Sans politique d’accompagnement industrielle et technologique, un tel accord pourrait renforcer la vulnérabilité de l’économie nationale, comme l’ont montré certaines expériences régionales de libre-échange mal calibrées.
Opportunités de coopération et conditions indispensables
Amal Khmiri reconnaît cependant que la Chine ne doit pas être perçue uniquement comme une menace. Pékin cherche des partenaires pour externaliser certaines productions, développer des plateformes logistiques et créer des corridors commerciaux. La Tunisie pourrait tirer parti de sa position géographique stratégique, de son capital humain et de sa proximité avec l’Europe pour devenir un maillon des chaînes de valeur sino-européennes. Mais cette opportunité n’aurait de sens que si l’accord inclut des clauses de transfert de technologie, des co-investissements productifs et des mécanismes de protection des secteurs sensibles.
La réussite du partenariat dépendra de la qualité de la négociation. Un accord orienté vers le développement devrait aller au-delà de la suppression des barrières tarifaires, encourager la production locale, stimuler l’investissement chinois dans les PME tunisiennes et encadrer les importations dans les segments stratégiques. Il s’agirait d’un partenariat asymétrique mais équilibré, permettant à la Tunisie de bénéficier du savoir-faire industriel chinois sans sacrifier son appareil productif.
Stratégie nationale et vision industrielle nécessaires
Sur le plan institutionnel, l’universitaire rappelle que la Chine privilégie une approche bilatérale et pragmatique, fondée sur des accords d’État à État et sur le financement d’infrastructures en échange d’un accès privilégié aux marchés. Si la Tunisie ne renforce pas ses capacités de négociation et de suivi, elle risque de se retrouver dans une position de dépendance face aux conditions imposées par Pékin. L’expérience d’autres pays africains montre que la coopération avec la Chine peut être un levier de modernisation lorsqu’elle s’inscrit dans une stratégie nationale cohérente, mais qu’elle engendre souvent une dépendance technologique et commerciale lorsqu’elle n’est pas adossée à des priorités locales.
Dans un contexte mondial marqué par la recomposition des chaînes de valeur et la montée en puissance des économies asiatiques, la chercheure estime que la Tunisie doit aborder ce partenariat avec lucidité et pragmatisme. En cherchant à diversifier ses partenaires après des décennies de dépendance à l’Union européenne, le pays pourrait trouver dans la coopération avec la Chine une opportunité de renforcer sa résilience économique. Mais sans vision industrielle claire et stratégie d’investissement cohérente, la Tunisie risquerait de demeurer un simple marché pour les produits chinois, au lieu de devenir un véritable partenaire de production et d’innovation.
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